Le monde de la conservation doit faire sa révolution
Wildlife Angel n’est pas seulement une organisation de terrain, nous défendons également une certaine vision de la conservation qui n’a pas grand-chose à voir avec les pratiques néocoloniales à l’œuvre depuis un siècle et qui ont mené au résultat désastreux dont nous avons hérité. Combien d’animaux sauvages exterminés, de forêts ravagées, de vies humaines perdues et broyées par la faute des grandes organisations environnementales occidentales ? Nous ne le saurons probablement jamais. Il est grand temps de dénoncer cet échec pour impulser une révolution dans le monde de la conservation.
Les leçons de l’IPBES
Dans le rapport intitulé « Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent et qui s’accélère » publié en 2019 par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) figurent les menaces directes et indirectes pesant sur la biodiversité mondiale :
« Le rythme des changements globaux survenus dans la nature au cours des 50 dernières années est inédit dans l’histoire de l’humanité. Les facteurs directs de changement de la nature ayant eu les incidences les plus lourdes à l’échelle mondiale sont, par ordre décroissant : la modification de l’utilisation des terres et des mers, l’exploitation directe des organismes, les changements climatiques, la pollution et les espèces exotiques envahissantes. Ces cinq facteurs directs découlent d’un ensemble de causes sous-jacentes, les facteurs indirects de changement, qui reposent à leur tour sur des valeurs sociales et des comportements incluant les modes de production et de consommation, la dynamique et les tendances démographiques, le commerce, les innovations technologiques et la gouvernance depuis le niveau local jusqu’au niveau mondial. La cadence des changements des facteurs directs et indirects diffère selon les régions et les pays. »
Ce passage devrait à l’évidence déclencher une prise de conscience sur la nature du problème qui est d’ordre systémique. Aborder les problèmes séparément s’est révélé inefficace pour stopper la destruction du monde naturel ces dernières décennies. Vouloir traiter la perte d’habitat, le braconnage commercial, les espèces invasives ou l’impact du changement climatique en ignorant les causes profondes n’a aucun sens et mène à une impasse.
Notre analyse
Depuis plus d’un siècle, le monde de la conservation crée des aires protégées partout dans le monde dans le but de préserver une nature sauvage intacte considérée comme vierge de toute trace humaine.
Cette vision est erronée et la stratégie des aires protégées qui en découle, un échec.
D’après le rapport Protected Planet publié en 2018, le monde compte actuellement plus de 238 000 aires protégées, soit 20 million de km² ou l’équivalent d’environ 15 % de la surface terrestre totale. Le nombre d’aires protégées ne cesse de croître depuis des décennies, pour quel résultat ? Il est évident que cela n’est pas suffisant pour freiner l’extermination du vivant.
Cette conception idéalisée du monde sauvage construite par les naturalistes occidentaux du XIXème siècle doit être abandonnée au profit d’une vision plus pragmatique en phase avec la réalité. Pourquoi ? Parce que les populations habitant les terres sélectionnées pour la création d’une aire protégée sont presque systématiquement expulsées. Les activités traditionnelles comme la chasse, la cueillette, l’agro-pastoralisme ou la pêche sont très réglementées voire totalement interdites aux autochtones. Une hérésie sachant que ces pratiques ont bien souvent contribué à préserver la diversité biologique et l’intégrité des paysages. Dans le même temps, les grandes ONG de la conservation établissent des partenariats avec l’industrie touristique, l’accès aux parcs et aux réserves devient ainsi réservé aux touristes étrangers capables de payer le prix d’entrée. Comment ne pas voir dans cette logique une nouvelle forme de colonialisme ?
La conservation néocoloniale doit cesser
A l’origine, les aires protégées en Afrique ont été créées par les colons occidentaux pour le divertissement d’une aristocratie blanche pratiquant la chasse « sportive ». Plus tard, nombre de ces territoires ont évolué en parcs nationaux accessibles uniquement aux touristes étrangers, seuls capables de payer les frais d’entrée. Cette logique a créé des tensions avec les communautés locales qui dépendaient de ces espaces pour leur subsistance, créant une spirale sans fin de paupérisation et de violence. Les territoires doivent être protégés avant tout pour le bénéfice des populations locales. Mais comment pourrait cesser cette logique de prédation quand le colonialisme est structurel au capitalisme ?
Capitalisme et progrès technique font partie du problème
Pour définir les causes de l’hécatombe écologique, l’IPBES fait référence aux « valeurs sociales », aux « modes de production et de consommation », au « commerce », aux « innovations technologiques » et à la « gouvernance depuis le niveau local jusqu’au niveau mondial ». Tous ces éléments mis bout à bout forment un système : le capitalisme techno-industriel. Force est de constater que les principaux axes suivis par le monde de la conservation vont exactement dans le sens contraire des conclusions de l’IPBES. On ne compte plus les « solutions » techno-scientifiques qui émergent ces dernières années, souvent avec la collaboration des géants de l’industrie numérique : Internet des Animaux, surveillance satellite, camera trap à reconnaissance faciale, techniques de prévention situationnelle dignes du film Minority Report, utilisation massive du Big Data et des algorithmes, etc. Des solutions bonnes pour le business, moins pour les populations locales persécutées par le délire techno-sécuritaire du monde de la conservation, encore moins pour le monde naturel puisque ces technologies possèdent une empreinte écologique croissante.
Affirmer défendre la vie sauvage aujourd’hui sans vouloir s’attaquer aux causes profondes de l’hécatombe du vivant est absurde. Les grands noms de la conservation de la nature n’ont jamais remis en cause le système économique global, ils ont toujours cherché – et cherchent encore – à trouver des moyens d’associer développement économique et conservation, en vain.
Diversité culturelle et diversité biologique vont ensemble
Les rares sociétés humaines ayant démontré leur capacité à vivre sans détruire leur lieu de vie sont menacées par l’accaparement des terres, au nom du « développement » et de plus en plus souvent au nom de la protection de l’environnement. Certains peuples comme les San ou les Hadza vivent sur leurs terres depuis des millénaires et n’auront bientôt plus de terres où pratiquer leur art de vivre. Les études ont montré que les territoires des peuples autochtones abritaient une diversité biologique plus importante que les parcs nationaux, ces terres indigènes concentrent même la majorité de la diversité biologique restante sur la planète. Protéger cette diversité culturelle, c’est préserver l’habitat d’innombrables espèces animales et végétales.
La nature doit être protégée pour sa valeur intrinsèque
Économistes, financiers et multinationales – et même certains pseudo-écologistes – voient aujourd’hui dans les crises climatiques et écologiques de formidables opportunités de croissance. Partout dans le monde, des Etats-Unis en passant par l’Afrique, à l’Asie et même en France, nous assistons à une vague de privatisations des territoires sauvages. Le monde des affaires a déclaré que, pour sauver le monde, il suffisait d’intégrer le « capital naturel » et la « valeur des services écosystémiques » dans le livre comptable des entreprises. Nous croyons au contraire que la valeur d’une nature saine et intacte est inestimable, elle doit être protégée pour ce qu’elle est.
Sur ce point, nous rejoignons l’analyse de l’écologiste et militante indienne Vandana Shiva donnée lors d’une interview diffusée dans le documentaire « Banking Nature » :
« Il nous suffit de faire une carte. Partout où un prix a été attribué à la nature, les minerais ont été extraits, la Terre a été violée. Partout où il y a avait vénération et respect, la nature a été préservée. Les preuves sont incontestables. La monétisation a causé dégradations et destructions. Marchandisation et financiarisation sont une maladie que nous devons éradiquer, c’est un cancer sur cette planète, et pour l’esprit humain. »
La nature n’est pas une marchandise
La marchandisation du vivant et le commerce international qui en résulte extermine les espèces sauvages à un rythme alarmant. Le commerce de faune et de flore se classe parmi les premières causes d’extinction et s’ajoute aux multiples pressions exercées par la civilisation sur les territoires sauvages. Il est alimenté par la demande en parties d’animaux sur les marchés asiatiques, par la consommation de viande de brousse en pleine croissance dans les grands centres urbains en Afrique, mais aussi par l’appétit de l’Occident.
Ce commerce mondialisé a eu pour conséquence d’industrialiser le braconnage. Nous assistons à une extermination à grande échelle, certaines forêts sont vidées de leurs animaux avant même que les arbres soient abattus par l’industrie forestière. Pour combattre ce fléau, nous intervenons sur le terrain en formant des rangers issus des populations locales aux techniques d’anti-braconnage. Les populations – dont les peuples autochtones – qui dépendent directement de la chasse pour leur subsistance ne représentent pas pour nous une menace, bien au contraire, ce sont nos alliés.