Avec plusieurs sommets internationaux majeurs, l’année 2021 nous est présentée par certains médias comme une année « décisive » pour le climat et la biodiversité. En d’autres mots, ceux-là même qui détiennent le pouvoir – bureaucrates et technocrates, politiciens et firmes multinationales –, et qui par conséquent portent sur leurs épaules l’entière responsabilité des ravages socio-écologiques mondiaux, prétendent qu’ils ont bien compris la leçon, que cette fois, ils vont vraiment sauver la planète. Pour rappel, cela fait environ 40 ans qu’ils nous servent la même soupe.
Nous proposons ici un récapitulatif des événements à venir, le tout accompagné d’une analyse critique.
11 janvier 2021 – One Planet Summit à l’Élysée
Sur le site de l’événement, on apprend que la France se concertera avec les Nations Unies et la Banque mondiale.
« Cet évènement rassemblera des chefs d’Etat et de gouvernements ainsi que des leaders d’organisations internationales, d’institutions financières, du secteur économique et d’ONG, tous prêts à prendre des engagements pour agir concrètement à la préservation et à la restauration de la biodiversité, à faire de nouvelles annonces fortes et à lancer des initiatives transformationnelles en faveur de la nature[1]. »
Quatre thématiques seront abordées :
- La protection des écosystèmes terrestres et marins (notamment en développant les aires protégées) ;
- La promotion de l’agro-écologie ;
- La mobilisation des financements pour la biodiversité ;
- Le lien entre déforestation, espèces et santé humaine.
Intéressons-nous aux forces en présence pour estimer si cet événement a un quelconque intérêt.
Concernant la France et ses institutions, et en particulier le gouvernement actuel :
- Un article de Politis titrait en 2019 « Macron célèbre la biodiversité mais étrangle les parcs nationaux[2]» ;
- Un article de Reporterre titrait en août 2020 « Le gouvernement démolit le droit de l’environnement[3]» ;
- Un autre article de Reporterre titrait en mars 2020 « En Afrique, l’Europe et la France ont attisé la déforestation[4]» ;
- France Info a également réalisé une enquête sur l’industrialisation en cours des forêts françaises ; transformer les forêts en champs de monoculture, on a connu mieux pour protéger les écosystèmes[5].
Concernant la Banque mondiale :
- La Banque mondiale finance toutes sortes de projets industriels et miniers destructeurs de la biodiversité et des cultures autochtones dans les pays du Sud. Elle a par exemple financé la mine de fer à ciel ouvert de Carajas (la plus grande du monde) dans l’état du Para au Brésil, en plein cœur de la forêt amazonienne. Ce projet de développement qui s’est accompagné de la construction d’une ligne de chemin de fer s’est transformé en véritable cauchemar pour les communautés indigènes de la région[6] ;
- La Banque mondiale publie chaque année son rapport Doing Business[7], un classement des pays selon la facilité à y faire des affaires (le premier pays africain du classement est une dictature : le Rwanda, dirigé d’une main de fer par Paul Kagamé) ;
- D’après le think tank Oakland Institute, la Banque mondiale prescrit des réformes foncières s’attaquant aux systèmes coutumiers dans les pays du Sud à l’aide de l’indicateur Enabling the Business of Agriculture (EBA), la Banque « promeut l’acquisition à grande échelle de territoires et l’expansion de l’agrobusiness dans les pays en voie de développement[8]. »
Dans ce cadre, voir la Banque mondiale participer à un sommet traitant de l’agro-écologie et de la protection de la biodiversité apparaît comme une mauvaise blague.
Concernant les Nations Unies :
Amina J. Mohammed, aujourd’hui vice-secrétaire – donc numéro 2 – de l’Organisation des Nations Unies et présidente du groupe des Nations Unies pour le développement durable, a été accusée en 2017 par l’Environmental Investigation Agency (EIA) d’avoir participé, lorsqu’elle était encore ministre de l’environnement du Nigéria, à l’une des opérations de blanchiment de bois coupé illégalement les plus importantes de l’histoire[9]. L’EIA est une ONG tout à fait sérieuse, basée à Londres et Washington, réalisant un précieux travail d’investigation du trafic de la faune et de la flore. À ce jour, cette dame n’a été aucunement inquiétée, elle exerce toujours à son poste et s’est contentée de démentir les accusations de blanchiment de l’EIA dans une interview donnée au journal Le Monde fin 2017[10].
Une vidéo (en anglais) de l’EIA résumant les résultats de leur enquête intitulée Rosewood Racket qui a duré deux ans :
Mai 2021 – COP 15 Biodiversité à Kunming en Chine
L’un des principaux objectifs de la COP 15 est de doubler la surface des aires protégées au niveau mondial afin de les porter à 30 % de la surface terrestre[11]. L’objectif précédent fixé durant la COP 10 de Nagoya en 2010 était d’arriver à un réseau de zones protégées couvrant au moins 17 % de la surface terrestre en 2020. Nous en sommes aujourd’hui à environ 15 % d’après le rapport Protected Planet[12].
Au cours du XXe siècle, la création d’aires protégées terrestres a connu une importante accélération et il en existe aujourd’hui près de 240 000. Premier constat, cette stratégie a été d’une inefficacité parfaite pour freiner l’extermination en cours du vivant. Il existe de nombreux exemples d’aires protégées en Afrique (et ailleurs) où les gouvernements autorisent les activités industrielles extractives et la construction de grandes infrastructures :
- Exploration pétrolière (ReconAfrica) autorisée en Namibie dans la Kavango-Zambezi Transfrontier Conservation Area, la plus grande aire de conservation d’Afrique[13];
- Extraction pétrolière (Total) autorisée dans le parc des Murchison Falls en Ouganda et construction d’un pipeline traversant réserves naturelles et fermes agricoles sur 1 500 km en Ouganda et en Tanzanie[14];
- Construction d’un méga-barrage, multiples sites de prospection minière (dont l’uranium), exploration pétrolière et gazière dans la réserve tanzanienne de Selous classée au patrimoine mondiale de l’UNESCO[15];
- Construction d’infrastructures (routes, chemins de fer), de centrales éoliennes et géothermiques par le Kenya dans ses aires protégées, qui plus est avec des financements d’institutions occidentales (USAID, UNEP, GEF sous l’autorité de la Banque mondiale, etc.) et de la Chine[16];
- Au Zimbabwe, le parc national de Hwange est ravagé par l’extraction de charbon[17];
- Au Niger, la moitié de la plus grande réserve d’Afrique – Termit et Tin-Toumma – a été déclassée pour permettre l’extraction pétrolière par la China National Petroleum Corporation (CNPC)[18].
Et il ne s’agit probablement que de la partie émergée de l’iceberg. En vérité, les aires protégées ne serviront à rien pour protéger la biodiversité si l’économie mondiale n’entre pas rapidement en décroissance. C’est même la science qui le dit car, comme le rappelait le journal du CNRS dans un article publié en avril 2020 :
« De plus en plus de travaux suggèrent une incompatibilité entre croissance économique et conservation de la biodiversité. Et pourtant, la revue que publie dans Conservation Letters une équipe internationale couvrant un vaste éventail de disciplines, de régions et d’institutions, et à laquelle le Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE – CNRS / Univ. Montpellier / Univ Paul Valéry Montpellier / EPHE / IRD) a pris part, révèle que les politiques internationales en vue de juguler l’érosion de la biodiversité s’appuient toutes sur des scénarios de croissance. Les auteurs analysent cette contradiction et recommandent d’explorer des trajectoires socio-économiques affranchies de l’injonction de croissance et compatibles avec les objectifs de préservation de la biodiversité.
Les sciences de la conservation ont fréquemment souligné le lien entre paradigme de croissance et perte de biodiversité, et la nécessité de politiques plus focalisées sur le bien-être que sur la croissance économique. Paradoxalement, toutes les politiques centrées sur la préservation de la biodiversité considèrent la croissance économique comme une condition nécessaire[19]. »
Si les dirigeants, le monde des affaires et les experts de la conservation étaient, comme ils passent leur temps à le clamer, « guidés par la science », ils mettraient en place une politique de décroissance ambitieuse pour ralentir le plus rapidement possible le rythme d’extraction des ressources énergétiques (combustibles fossiles) et matérielles (biomasse, métaux, minéraux non métalliques, etc.), et ainsi diminuer la pression sur les écosystèmes.
Force est de constater que la direction opposée a été privilégiée par les dirigeants politiques, les grandes institutions internationales et le monde de la conservation (Banque mondiale, Nations Unies, UICN, WWF, etc.). Tout ce beau monde cherche à stimuler la croissance tout en préservant la biodiversité, une équation à l’évidence impossible à résoudre.
« La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent. »
– Albert Einstein
Parler de folie est loin d’être une exagération. Nous assistons à la financiarisation de la nature, il s’agit tout bonnement de considérer la Terre comme un livre comptable. Extraire toujours plus de ressources du sous-sol pourrait continuer à condition de mettre en place un mécanisme de compensation – l’aire protégée. C’est cette même vision financière et comptable qui a servi de base idéologique à la création du marché du carbone. Les industries extractives et les firmes multinationales peuvent donc continuer à polluer et détruire les paysages vivants à condition de « compenser » en finançant la création d’une aire protégée ou en achetant des crédits carbone. L’absurdité d’une telle approche devrait sauter aux yeux pour toute personne encore dotée d’un minimum de bon sens. Manifestement, il n’y a pas que les espèces menacées qui soient en voie de disparition…
Autre aspect important, les conservationnistes encouragent la création d’aires protégées sans se soucier le moins du monde des populations locales, et plus particulièrement des peuples autochtones, bien que l’industrie de la conservation prétende depuis nombreuses années le contraire. Les Nations Unies garantissent en théorie les droits des peuples autochtones, mais dans la pratique, c’est une autre histoire. Les peuples autochtones subissent bien souvent des persécutions et finissent par être expulsés de leurs terres ancestrales pour la création d’aires protégées. Dans la majorité des cas, cela aboutit à la destruction de leur culture et de leur mode de vie à faible impact écologique, une autre hérésie sachant que ces peuples abritent sur leurs terres 80 % de la biodiversité mondiale restante[20]. Ironiquement, les aires protégées d’où les peuples autochtones sont expulsés finissent souvent par être ravagées par des coupes d’arbres intempestives et une chasse incontrôlée.
Septembre 2021 – Congrès mondial de la nature de l’UICN à Marseille
Voici ce qu’on peut lire sur le site de l’événement :
« Le Congrès mondial de la nature de l’UICN est le lieu où le monde se réunit pour définir les priorités et guider les actions de conservation et de développement durable[21]. »
On retrouve ce fameux oxymore du « développement durable » laissant imaginer qu’une croissance économique découplée de l’extraction des ressources énergétiques et matérielles serait possible, alors même que la science affirme le contraire.
Les thèmes qui seront abordés :
- Paysages ;
- Eau douce ;
- Océans ;
- Changement climatique ;
- Droits et gouvernance ;
- Systèmes économiques et financiers ;
- Savoir, innovation et technologie.
Le site du Congrès affirme également des choses parfaitement fausses telles que :
« Les activités économiques, telles que l’agriculture, la pêche, la sylviculture et l’écotourisme, ne pourront prospérer que si la nature est préservée[22]. »
Ces activités ont prospéré jusqu’à maintenant parce qu’elles se faisaient aux dépens de la nature. Il n’existe aucune corrélation entre bonne santé des écosystèmes et prospérité économique, c’est un mensonge éhonté. Comme l’écrit l’économiste Niko Paech (Université de Siegen), « on ferait mieux de considérer le PIB comme une mesure de la destruction de l’environnement[23]. » D’autres chercheurs et universitaires, peu médiatisés en raison de leur discours s’opposant aux intérêts des puissants de ce monde, disent plus ou moins la même chose.
L’écologue Carl Safina (Stony Brook University) écrit dans la revue Yale Environment :
« Il n’y a pas une seule espèce dont la disparition ait causé beaucoup de désagréments à la civilisation, pas une seule espèce sauvage qui soit indispensable, moins encore dont l’éradication serait remarquée, sauf par une poignée de conservationnistes ou de scientifiques irréductibles. L’inutilité de la vie sauvage pour la société civile est la raison pour laquelle les espèces menacées n’apparaissent jamais dans les sondages parmi les grandes priorités du public[24]. »
Le chercheur R. David Simpson est arrivé à la même conclusion après plus de 25 ans à étudier les relations entre services écosystémiques et économie. Il a également travaillé pour l’Agence de protection environnementale des États-Unis (U.S. EPA) en tant que directeur des études économiques sur les écosystèmes.
Voici ce que Simpson dit sur la prétendue relation entre services écosystémiques et la prospérité économique :
« Lorsque les pressions de développement sont élevées, il est généralement plus rentable de recourir à des substituts artificiels pour remplacer les services écosystémiques que de renoncer à convertir les terres à des utilisations agricoles ou résidentielles. Même si l’on peut argumenter en faveur de la conservation de certaines zones résiduelles d’habitat naturel pour fournir des services écosystémiques, il n’est pas clairement établi que cela produit des résultats significatifs en matière de conservation. Il s’avère que les efforts déployés pour valoriser la nature ont donné des résultats décevants[25]. »
Entre les discours ponctués de belles promesses faites sous le feu des projecteurs lors des sommets internationaux et au cours des soirées cocktails attenantes, entre la communication et la réalité du terrain, il existe un gouffre immense. Il n’y a pas remise en cause du système capitaliste, ni de la croissance économique, bien au contraire : les politiques de conservation de la nature sont en train d’être adaptées aux impératifs des grandes entreprises. Objectif : éviter que la protection du vivant devienne un frein à la prospérité des affaires.
[1] https://www.oneplanetsummit.fr/actualites-17/un-one-planet-summit-pour-la-biodiversite-154
[2] https://www.politis.fr/articles/2019/11/macron-celebre-la-biodiversite-mais-etrangle-les-parcs-nationaux-41003/
[3] https://reporterre.net/Le-gouvernement-demolit-le-droit-de-l-environnement
[4] https://reporterre.net/En-Afrique-l-Europe-et-la-France-ont-attise-la-deforestation
[5] https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/enquete-franceinfo-quand-l-industrialisation-transforme-le-visage-des-forets-francaises_3082567.html
[6] https://projects.worldbank.org/pt/projects-operations/project-detail/P006329?lang=pt
https://www.survivalinternational.fr/actu/8537
[7] https://francais.doingbusiness.org/fr/rankings
[8] https://www.oaklandinstitute.org/highest-bidder-takes-all-world-banks-scheme-privatize-commons
[9] https://eia-global.org/reports/the-rosewood-racket
[10] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/11/05/trafic-de-bois-de-rose-au-nigeria-je-n-ai-jamais-signe-de-permis-d-exportation-retroactifs-pour-la-chine_5210507_3212.html
[11] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/01/14/l-onu-propose-de-proteger-30-de-la-planete-d-ici-a-2030_6025778_3244.html
[12] https://www.protectedplanet.net/en
[13] https://wilang.org/petrole-delta-okavango/
[14] https://greenwashingeconomy.com/afrique-de-lest-total-va-construire-un-pipeline-de-1-500-km-a-travers-fermes-et-reserves-protegees/
[15] https://www.theelephant.info/features/2020/03/30/conservation-vs-development-the-political-ecology-of-the-stieglers-gorge-dam-and-the-selous-game-reserve/
[16] https://e360.yale.edu/features/how-kenyas-push-for-development-is-threatening-its-prized-wild-lands
[17] https://www.cnrgzim.org/coal-mining-fuels-human-wildlife-conflict-in-hwange/#_ftn1
[18] https://fr.mongabay.com/2019/09/la-moitie-de-la-plus-grande-reserve-africaine-pourrait-etre-sacrifiee-au-profit-du-petrole/
[19] https://inee.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/perte-de-biodiversite-et-croissance-economique-quelles-politiques
[20] https://www.worldbank.org/en/topic/indigenouspeoples#1
[21] https://www.iucncongress2020.org/fr/propos/propos-du-congres-de-luicn
[22] https://www.iucncongress2020.org/fr/programme/themes-du-congres/paysages
[23] Se libérer du superflu – vers une économie de post-croissance, Niko Paech, 2016.
[24] https://e360.yale.edu/features/the-real-case-for-saving-species-we-dont-need-them-but-they-need-us
[25] https://thebreakthrough.org/journal/no-9-summer-2018/the-trouble-with-ecosystem-services