C’est un phénomène dont on parle peu, mais qui représente une sérieuse menace dans notre combat pour la vie sauvage : la phobie de la nature. Vieille comme la civilisation, la crainte de la nature a certainement joué un rôle pour justifier la guerre menée au vivant ; depuis l’Empire Romain, où toutes sortes d’animaux sauvages étaient massacrés dans les arènes devant une foule en délire, jusqu’à nos sociétés industrialisées dont l’expansion ne cesse de rogner sur les territoires sauvages.
Aujourd’hui, nous passons entre 80 % et 90 % de nos vies dans des espaces clos, les yeux souvent rivés sur un écran. Selon l’Institut de veille sanitaire (INVS), quatre enfants sur dix âgés de 3 à 10 ans ne jouent jamais dehors pendant la semaine. D’après un article du Los Angeles Times, beaucoup d’enfants ne passent pas plus de trente minutes par semaine à jouer dehors. La consommation du numérique – smartphones, tablettes, télévision, etc – atteint des sommets selon le chercheur en neurosciences Michel Desmurget. Chaque jour, les enfants de 8 à 12 ans passent près de 4h45 devant un écran, un chiffre frôlant les 6h45 pour les adolescents entre 13 et 18 ans. En cumuls annuels, cela représente respectivement 1700 heures (2 années scolaires) et 2400 heures (2,5 années scolaires).
Pendant ce temps-là, jusqu’à 200 espèces s’éteignent chaque jour et personne ou presque ne réagit.
Au-delà des dégâts sur la santé provoqués par notre mode de vie urbain et sédentaire – plus de 80 % de la population française vit en ville d’après les données de la Banque Mondiale –, ce que certains désignent par « le manque d’expérience de nature » intensifie l’amnésie écologique. A force d’être coupés de la nature, nous sommes rendus aveugles. Il devient alors difficile de prendre conscience par soi-même de la dévastation en cours. Celle-ci est partout autour de nous, même en France : urbanisation croissante, grands projets d’infrastructures, industrialisation des forêts, immenses champs de monocultures aspergés de multiples poisons, etc. La profonde fracture entre notre civilisation hors-sol et le monde sauvage forme un terreau propice au développement de nombreux troubles mentaux, dont une aversion croissante de la nature. Des oiseaux en passant par les papillons et les libellules jusqu’au simple fait de marcher pieds nus dans l’herbe, les plus jeunes sont de plus en plus nombreux à présenter une peur bleue des milieux naturels. Voilà où nous en sommes.
C’est un mal planétaire. En Afrique, la « conservation de la faune sauvage » telle qu’elle a été pratiquée depuis maintenant plus d’un siècle s’est employée presque systématiquement, sur le modèle anglo-saxon, à séparer le territoire des populations locales de celui des animaux en créant des « aires protégées ». Résultat, à la frontière physique s’est ajouté chez les locaux un mépris pour la vie sauvage, un privilège réservé aux envahisseurs blancs. Au Kenya par exemple, la majorité de la jeunesse n’éprouve que du mépris pour les animaux emblématiques parcourant les savanes du pays.
Au Japon, une enquête sur plus de 5300 écoliers a conclu que l’hostilité des enfants envers 14 espèces d’insectes et d’araignée avait un lien avec le manque d’expérience de nature. Une étude similaire en Chine est arrivée à des conclusions semblables, en plus de mettre en lumière l’influence des parents. Ces derniers transmettent souvent leur dégoût pour la nature à leur progéniture, même si l’expérience de l’enfant au contact du vivant se révèle positive. Selon les auteurs de l’étude japonaise :
« Nos résultats montrent qu’il y a probablement une boucle de rétroaction dans laquelle une augmentation chez une génération des gens avec une attitude négative envers la nature va mener à une hausse supplémentaire des attitudes similaires chez la génération suivante – un cycle de désaffection pour la nature. »
Ils précisent également que « l’augmentation de la biophobie est une menace majeure, mais invisible, pour la biodiversité. »
Comment y remédier ?
Association à taille humaine investie sur le terrain, Wildlife Angel réalise déjà des missions de sensibilisation auprès des populations en Afrique et en France. Lors de la semaine du Kroubi en Côte d’Ivoire l’été dernier, nous avons rencontré les équipes de l’OIPR chargées de la protection du parc de la Comoé ainsi que les jeunes de la région pour leur présenter le métier de ranger.
En France, l’équipe sarthoise de Wildlife Angel tient régulièrement un stand au Zoo de la Flèche pour présenter notre travail en Afrique et les menaces auxquelles nous faisons face, de même que le métier de ranger, ces femmes et ces hommes qui dédient leur vie à la préservation du monde vivant. La sensibilisation dans les écoles fait aussi partie de notre mission. Celle-ci va être renforcée à l’avenir, notamment par l’organisation de manifestations sportives (course, exercices physiques) et d’ateliers en plein air sur le métier de ranger, le but étant de reconnecter les jeunes générations à la nature et pourquoi pas de faire naître des vocations.
Croissance économique et hubris technologique se heurtent aux limites physiques de notre monde. Chaos climatique, anéantissement de la vie sauvage et pandémies sont autant de messages d’alertes envoyés par notre planète mourante. Ecoutons-les et tirons-en des leçons. Nous devons repenser notre relation au monde sauvage pour entamer un changement radical de mode de vie. C’est une question de survie.