Dans un passionnant podcast diffusé par le média Mongabay, l’écologue Carl Safina (Stony Brook University) évoque son temps passé dans la nature aux côtés de plusieurs équipes scientifiques étudiant depuis de nombreuses années cachalots, orques, chimpanzés et aras rouges. En apparence très différents car adaptés à leurs milieux respectifs, ces animaux ont tous un point en commun : une culture.
De nos jours, au sein de la société moderne souvent présentée comme « avancée » ou « évoluée » par rapport à d’autres sociétés humaines dites « primitives », il est encore couramment admis qu’Homo Sapiens soit la seule espèce animale capable de créer une culture. Mais de plus en plus de travaux scientifiques viennent remettre en cause ce dogme symptomatique du narcissisme pathologique de la civilisation. Selon Carl Safina, la culture est la même chose chez les êtres humains et chez les animaux, elle prend simplement des formes différentes. Il définit la culture comme les « habitudes, comportements et attirances apprises socialement pouvant être transmises socialement » et qui ne relèvent pas de l’instinct. L’écologue précise que la culture répond à la question : « Comment subsister dans le milieu naturel où nous vivons ? »
Ce lien étroit entretenu avec un territoire implique que les groupes sociaux se distinguent fortement en fonction du milieu dans lequel ils évoluent. La culture crée de petits groupes avec une identité propre. Et ces groupes ont tendance à s’éviter, ce qui a des conséquences sociales, écologiques et évolutives importantes. Les scientifiques ont pour habitude d’étudier la diversité biologique selon trois dimensions – diversité génétique intra-espèce, diversité génétique inter-espèce et diversité d’habitat. La diversité culturelle paraît être la grande oubliée au sein du vivant, elle est pourtant déterminante pour la survie des groupes sociaux, qu’ils soient non humains ou humains d’ailleurs. Carl Safina montre par exemple que négliger la diversité culturelle produit des impacts délétères pour la conservation de la nature. Il donne un exemple pour se faire une idée des implications que cette négligence peut avoir pour le rewilding :
« Prenons l’exemple d’une réintroduction de mouflons canadiens dans les montagnes Rocheuses, là où ils ont été exterminés. L’habitat semble en bon état pour accueillir une population, il suffirait donc de chercher des mouflons ailleurs et de les relâcher dans leur nouvel espace pour faire du rewilding. Il s’agit de la même espèce, donc en principe, ils sont habitués à ce type d’habitat. Problème, la zone où les mouflons vont être relâchés se trouvera peut-être à plus de 2 000 m d’altitude et l’hiver y est trop rigoureux. Les mouflons devront descendre plus bas, dans une zone moins exposée pour se mettre à l’abri et passer l’hiver. Mais quand vous amenez les animaux sur place et que vous ouvrez la porte de leur cage, ils sont perdus et n’ont aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. Ils ne savent pas où aller l’hiver, ni où trouver de la nourriture ou de l’eau. C’est comme abandonner un chien au bord de la route. S’ils n’ont pas de culture liée au milieu naturel, le taux de mortalité est extrêmement élevé lors de leur première réintroduction. »
La réintroduction du perroquet à gros bec dans le sud-ouest des États-Unis a été un échec lamentable. Un programme d’élevage en captivité a été mis en place avec pour objectif de relâcher des adultes dans la nature. Lors du rewilding, les scientifiques sont allés dans la zone choisie et ont simplement ouvert les cages. Aucun perroquet n’a survécu. Les perroquets se transmettent des savoirs complexes pour trouver leur nourriture et apprendre à reconnaître les dangers (prédateurs, lieux spécifiques à éviter, etc.). Carl Safina évoque plus longuement dans son livre d’autres espèces – cachalot, chimpanzé, ara rouge – étudiées depuis des dizaines d’années.
La culture chez les orques
Les épaulards adoptent des mode de vie différents selon le groupe auquel ils appartiennent. Certains sont des mangeurs de poisson, d’autres des mangeurs de mammifère marin (exemple : phoque). Ces communautés aux habitudes alimentaires différentes ne sociabilisent pas entre elles et s’évitent mutuellement. Ce « communautarisme » s’explique par les différences culturelles, notamment au niveau des techniques de chasse. Les mangeurs de poisson vont chasser en groupes importants composés d’une vingtaine d’individus, utiliser leur sonar, faire du bruit et créer des rideaux de bulles pour effrayer les poissons, les rassembler et les faire remonter à la surface. De leur côté, les mangeurs de phoque chassent en petits groupes d’environ trois individus. Il faut être furtif, très silencieux et utiliser le moins possible le sonar. Certaines techniques de chasse au phoque impliquent de créer une vague balayant le mammifère de son iceberg, d’autres de s’échouer sur une plage pour capturer leurs proies.
Le matériel génétique de deux populations, l’une mangeuse de phoque et l’autre mangeuse de poissons, a révélé que ces deux communautés n’ont pas échangé de gènes durant plus de 100 000 ans. Cela remet en cause une partie de la définition d’une « espèce » puisque ces animaux ne vivent pas au contact les uns des autres et ne se reproduisent pas entre eux.
Les deux cultures de chasse ne peuvent coexister au sein d’un même groupe pour des raisons évidentes. Les individus provenant de deux groupes différents seraient incapables de coopérer efficacement lors d’une chasse. Cela expliquerait pourquoi des individus de cultures différentes ne se mélange pas. Mais la différence de technique de chasse n’explique pas à elle seule cette tendance au regroupement communautaire, car on trouve parmi les mangeurs de poissons des communautés distinctes qui ne se fréquentent pas non plus.
Caractéristique de la société moderne, cette ignorance du monde naturel devrait calmer un peu l’orgueil que certains tirent de la science occidentale, raison de plus pour s’ouvrir encore davantage au savoir et à la sagesse des peuples autochtones qui fréquentent, observent et entretiennent des relations avec les animaux sauvages qui sont profondément intégrés à leur culture.
La culture chez les chimpanzés
Les chimpanzés vivent dans des communautés composées parfois de plus de 100 individus, des communautés pouvant adopter des attitudes très hostiles entre elles. Au sein même d’une communauté, l’organisation est de type patriarcal avec un mâle dominant les autres par la force. La compétition est permanente au sein du groupe pour prendre le leadership, et la prise de pouvoir se fait toujours par la violence. Carl Safina, qui a observé les chimpanzés dans leur milieu naturel, se demande alors qu’est-ce qui motiverait les autres individus de rang inférieur, parfois tabassés et qui auront moins d’opportunités d’accouplement, à rester au sein de leur communauté ? Pourquoi ces derniers n’optent-ils pas tout simplement pour la fuite ?
Comme chez les humains, la vie au sein d’un groupe soudé a beaucoup d’avantages, dont la défense du territoire et des ressources (nourriture, eau) contre les menaces extérieures. De plus, les conflits sont inévitables dans un groupe, c’est pourquoi les chimpanzés ont inventé une culture de la réconciliation. Par exemple, une des méthodes de résolution des conflits consiste, pour certains individus, à jouer le rôle d’intermédiaire afin d’apaiser les tensions.
La culture chez les lions
Dans le monde de la conservation, il est couramment admis que pour de nombreux grands prédateurs, et en particulier pour les lions, que relâcher des animaux nés en captivité ne fonctionne pas. L’absence de culture, c’est-à-dire de connaissances liées à leur environnement et apprises au sein de leur groupe social, explique certainement pour beaucoup ces échecs.
Une récente étude réalisée au Botswana sur des troupes de lions du delta de l’Okavango et du désert du Kalahari a mis en évidence des différences importantes sur le plan génétique. Cela signifie que les deux groupes ne se fréquentent pas. Une des explications possibles pourrait être leur milieu de vie. Les lions de l’Okavango sont connus pour avoir développé des techniques de chasse particulières adaptées au milieu aquatique. Ils mettent à profit la spécificité du paysage pour cibler des proies imposantes comme les buffles. Les lions du désert n’ont pas pu acquérir au sein de leur groupe social ces connaissances indispensables à la survie dans le delta, c’est pourquoi ils ne s’y aventurent pas. Inversement, les lions de l’Okavango évitent la brousse et les zones arides du Kalahari.
En Namibie, sur la Skeleton Coast, deux troupes de lions ont été observées chassant phoques, flamants roses et cormorans. Les scientifiques pensaient au départ que ces repas étaient purement opportunistes, mais une étude réalisée sur plus de 18 mois a estimé qu’environ 86 % de leur alimentation provenait d’animaux marins. Là encore, les compétences utiles diffèrent de celles nécessaires à la chasse d’une autruche ou d’un oryx, preuve que la survie de ces lions provient d’une transmission d’une certaine forme de culture entre les individus d’un même clan.