Dans de nombreuses sociétés traditionnelles africaines, et plus particulièrement chez les peuples autochtones comme les Baka, les Hadza ou encore les San (aussi appelés Bushmen), assurer la subsistance quotidienne de sa famille passe par la chasse. Cette pratique ancestrale fait appel à l’art du pistage, un savoir-faire qui ne s’acquiert qu’en grandissant dans la brousse. Ces peuples habitant dans ou aux abords des aires protégées subissent régulièrement des persécutions, souvent au nom de la protection de l’environnement. Une hérésie sachant qu’ils ont su protéger leur habitat et les créatures dont ils dépendent durant des siècles, voire des millénaires, et ce bien avant que l’Occident n’invente le terme d’ « écologie ». Les études récentes montrent par ailleurs que leurs terres abritent une diversité et une abondance d’espèces plus importante que dans les parcs nationaux. Malheureusement, les trafiquants de viande brousse ont été les premiers à mettre à profit les compétences des pisteurs traditionnels pour établir leur lucratif business. Nous devons tirer les leçons des erreurs du passé.
Wildlife Angel croit en l’expertise autochtone pour lutter contre l’extermination des animaux sauvages pour le commerce de viande de brousse organisé par des mafias locales, une marchandise principalement destinée aux élites des centres urbains comme l’indique le Centre de recherche forestière internationale (CIFOR). Impliquer les populations locales est, selon nous, la meilleure stratégie à adopter pour préserver les biotopes sur le long terme, et nous ne sommes pas les seuls. Lors de notre dernière opération au Niger, suivant cette stratégie, nous avons recruté des pisteurs locaux venant renforcer les équipes de rangers, eux aussi provenant des villages des environs. Il y a un à deux pisteur(s) par groupe de rangers. Ils n’ont pas le même rôle que des éclaireurs et ne sont pas armés. Leurs missions vont de la traque de braconniers présumés à la localisation d’animaux pour établir un périmètre de sécurité dans une zone considérée à risque.
Les principes de base du pistage
L’observation des empreintes laissées au sol par les animaux fournit de précieuses informations. Les traces permettent d’identifier l’animal, de suivre son parcours sur la rocaille, dans la terre et le sable. Selon la surface, les empreintes diffèrent grandement de celles présentées dans les manuels des naturalistes, seul un œil d’expert peut les interpréter.
Taille et physionomie des empreintes renseignent sur l’espèce :
– Félins : paume et 4 doigts (léopards, lions)
– Canidés : paume, 4 doigts et 4 griffes (lycaons, hyènes, chacals)
– Equidés : un doigt
– Rhinocéros : 3 doigts
– Hippopotames : 4 doigts
– Buffles, suidés, antilopes, gazelles : 2 doigts
La taille et la profondeur de l’empreinte indiquent aussi le sexe de l’animal.
Les bons pisteurs font bien plus que de l’identification, ils sont capables d’interpréter le comportement de l’animal. Les San se mettent littéralement dans la tête de l’oryx traqué et devinent presque à chaque fois, en observant leur environnement, la direction par où l’antilope s’est enfuie. Le pas de l’animal donne lui aussi de précieuses informations sur son état psychologique ; le déplacement est-il rapide ou non ? Fait-il souvent des arrêts, piétine-t-il ? Si oui, cela signifie qu’il est stressé et en alerte.
Le pisteur ne se limite pas aux seules traces sur le sol. Il sait être attentif au moindre indice dans la brousse ; les poils accrochés sur les nombreux arbustes épineux composant la végétation renseignent sur son âge et sa taille, les excréments sur son régime alimentaire et son état de santé, etc. L’évolution des conditions climatique (vent, humidité et chaleur du soleil) modifient la forme de l’empreinte au fil du temps et sont prises en compte dans l’interprétation pour déterminer son âge. La présence ou non d’insectes dont on connaît les habitudes aide aussi à formuler des déductions.
« Nous savons lire, vous avez oublié »
Avant la création de Wildlife Angel, lors d’une expédition dans la brousse sud-africaine en compagnie de plusieurs Bushmen, Sergio Lopez a été témoin des pouvoirs presque surnaturels de ces pisteurs hors pair :
« En inspectant un piège et les empreintes d’animal laissées au sol, les pisteurs San en ont déduit qu’un gnou s’était pris dans le collet métallique. En se débattant, il avait réussi à se libérer. Nous avons pris la décision de le suivre pour évaluer la gravité de sa blessure. La trace solitaire se confondait bientôt parmi des dizaines d’autres empreintes, en apparence toutes identiques. Impossible d’isoler la trace pour l’œil non exercé. Mais pour les Bushmen, une empreinte moins marquée dans le sol se distinguait nettement des autres, c’était notre gnou blessé à la patte. Ils ont marché sur ses pas à travers la rocaille pour finir, après 3h de traque, par retrouver l’animal qui s’était isolé pour se reposer. Sa blessure était heureusement superficielle. Il est important de préciser que durant toute la durée de l’opération, les Bushmen n’ont à aucun moment suivi à vue le gnou blessé, encore moins aperçu le troupeau. Leur force réside dans leur capacité à lire dans la nature comme dans un livre et à se mettre à la place de l’animal pour déduire son comportement. »
Tano, un pisteur tanzanien vivant en Namibie, se démarque lui aussi par sa grande capacité d’adaptation dans un biotope où il n’a pas grandi :
« Le pistage est simple, il suffit de savoir lire le sol et de comprendre le comportement de l’animal. Nous savons lire, vous avez oublié. »
Par « vous », Tano désigne à la fois les blancs et les africains « civilisés » habitant les villes. Pour lui, l’environnement naturel recèle d’informations. Certains lisent des livres, d’autres dans les boules de cristal, Tano lui, lit dans la nature. Comment ? En observant, en scrutant les détails. Deux feuilles à la couleur différente retournées à la surface du tas de feuille ? Une petite pierre positionnée de manière suspecte laissant apparaître une coloration différente brisant l’uniformité du sol ? Un animal est sûrement passé par là.
L’expertise des pisteurs coutumiers apporte une aide précieuse dans notre combat pour préserver les biotopes sensibles. Leur art de vivre et leur culture doivent être préservés, car ils préservent à leur tour les habitats naturels dont ils dépendent. Selon l’anthropologue Jerome Lewis qui a passé 26 ans avec les Baka en Afrique équatoriale :
« La diversité culturelle et la diversité biologique se nourrissent mutuellement et sont pratiquement toujours coïncidentes. »
Baka et Bushmen doivent être parties prenantes dans la lutte contre le braconnage et la déforestation. En les formant et en les intégrant aux équipes de rangers, ils peuvent devenir de redoutables alliés dans notre combat !
Il faut aller plus loin. Cette sagesse propre aux ethnies de chasseurs-cueilleurs peut nous inspirer pour rétablir des liens authentiques avec la nature sauvage. Pourquoi pas une école en pleine nature enseignant aux jeunes génération l’art du pistage, l’observation, la patience, l’humilité et les valeurs communes aux sociétés traditionnelles qui leur ont permis de prospérer des siècles durant sans détruire leur lieu de vie ? Se (re)connecter au monde sauvage et résister à l’aliénation du monde virtuel feront partie des enjeux du XXIème siècle.