Traduction d’un article du sud-africain conservationniste et ranger Christiaan Bakkes publié en 2015 dans le journal The Namibian. La Namibie est souvent présentée comme une référence en matière de conservation de la faune sauvage mais Bakkes, homme de terrain, nous raconte une tout autre histoire ; un témoignage confirmant les enquêtes de terrain du journaliste d’investigation John Grobler[1].
Les acteurs dominants du monde de la conservation prétendent que la nature – ou plutôt le « capital naturel » comme ils l’appellent désormais – doit être exploitée et produire un revenu financier pour justifier sa préservation auprès des communautés locales. Objectif avouée par le WWF ? « Restaurer et protéger la nature plus efficacement et à une échelle plus importante que jamais – tout en permettant aux économies de poursuivre leur croissance[2]. »
Cette doctrine entre en contradiction totale avec les conclusions d’une part grandissante de scientifiques pointant l’impossibilité à faire cohabiter dans un monde fini en ressources la croissance économique et la conservation de la biodiversité[3]. Le constat de Bakkes démontre que faire payer la nature pour elle-même ne fonctionne que durant une période très limitée dans le temps, en d’autres mots cela n’a rien de « durable ».
La prochaine COP 15 Biodiversité qui se déroulera en mai 2021 à Kunming en Chine devrait confirmer cette stratégie visant l’intégration du « capital naturel » et des « services écosystémiques » à l’économie globalisée. Selon nos observations sur le terrain, la poursuite d’une telle vision comptable et financière de la nature conduit à deux impasses : une accélération de sa destruction en raison de la logique d’accumulation, de l’avidité inhérente au capitalisme (voir le texte de Bakkes ci-dessous), ou une domestication des espèces sauvages. Dans les deux cas, il en résulte un appauvrissement considérable de la biodiversité, car les lois de la nature s’opposent fondamentalement aux lois de l’économie.
L’industrie du game farming (élevage de gibier) en Afrique du Sud, où l’on sélectionne, modifie et élève des espèces sauvages sur la seule base de leur valeur économique, livre un exemple édifiant de la domestication qu’engendre la marchandisation de la nature. Certes, la faune sauvage est abondante dans les réserves clôturées d’Afrique du Sud, mais cela ne nous dit pas grand-chose sur l’état de santé général des écosystèmes environnants. Quid des populations de petits mammifères, de reptiles, d’insectes ou d’oiseaux dans ces espaces clôturés où l’interventionnisme est conséquent ? Les quelques espèces sélectionnées et conservées en raison de leur valeur économique, que ce soit pour les chasseurs ou pour le tourisme de vision, sont comparables à du bétail, et elles en ont d’ailleurs le statut depuis 2019[4].
Christiaan Bakkes travaille dans la conservation et l’écotourisme depuis plus de deux décennies, principalement dans les régions du nord-ouest de la Namibie. Il est l’auteur reconnu de huit livres publiés en afrikaans. Une sélection de ses travaux a été traduite en anglais et publiée sous le titre Bushveld, Desert, and Dogs : a Game Ranger’s Life (Human & Rousseau) en 2012.
C’était une époque réjouissante. Cela semblait être la seule voie logique à suivre. Le chemin nous avait été tracé. La vérité brillait aussi clairement qu’un lac à l’eau claire. Nous avions les yeux remplis d’espoir, nous étions des idéalistes inspirés et plein d’énergie. Un monde nouveau et meilleur se profilait à l’horizon.
C’était l’année 1995.
Je venais de rejoindre l’Integrated Rural Development and Nature Conservation (IRDNC), une ONG financée par le WWF qui avait pour mission de renforcer les communautés rurales locales aux moyens d’actions pour la conservation. L’objectif était d’établir des conservancies communautaires qui permettraient aux gens de s’approprier leur faune sauvage et leurs ressources naturelles.
L’année 1995 a également été une année de bonnes pluies. La meilleure de mémoire humaine. Les faons des springboks abondaient partout dans le veld [littéralement « champ » en afrikaans, désigne les paysages semi-arides avec un relief peu marqué et une végétation herbeuse ou arbustive, des paysages communs en Afrique australe, NdT].
C’est avec fierté que je conduisais mon bakkie [pickup en afrikaans, NdT] de village en village, à la recherche d’éco-gardes à recruter au sein des communautés. J’ai été étonné par la beauté du paysage et par la faune en liberté. J’étais particulièrement fier de l’autocollant représentant un panda sur la porte du bakkie.
Pour moi aussi, c’était un nouveau départ. J’avais travaillé dans le parc Kruger, où les habitants sont tenus à l’écart des animaux sauvages par des clôtures et des fusils. Je suis né dans un système oppressif et j’en ai bénéficié. Les choses devaient changer, il fallait réparer nos erreurs passées.
Nous allions faire profiter les communautés rurales appauvries de leur faune et de leur flore. En même temps, nous allions conserver cette même faune. J’ai participé à ce processus.
Pendant les vingt dernières années, j’ai participé à cette entreprise. Et j’y contribue toujours.
Je me souviens de l’enthousiasme général pour mettre ce système en place. Se lier d’amitié avec les membres de la communauté en gardant les éléphants hors de leurs champs peu productifs. Gagner leur confiance en sauvant leurs récoltes. Former les éco-gardes de la communauté et faire le décompte du gibier.
La loi sur les conservancies communautaires a été adoptée par le Parlement en 1996.
Après trois ans à l’IRDNC, j’ai rejoint une société de safari dans la région de la Kunene. J’ai été témoin de la création de multiples camps de chasse sur les terres communales. J’ai vu des accords entre les conservancies et les compagnies de tourisme. Des sociétés travaillant en bonne entente pour le bénéfice de tous. Des opérateurs privés paieraient les communautés locales pour avoir le privilège d’exploiter leurs terres pour le tourisme. Les membres des communautés locales seraient employés, formés et responsabilisés. J’ai vu de nombreux jeunes hommes et femmes devenir des adultes très professionnels. C’était une période de développement merveilleuse. Je me sentais bien.
La politique de conservation est allée encore plus loin. Les conservancies se sont vu accorder des droits de chasse. Les conservancies ont conclu des accords avec des entreprises de chasse professionnelle. Les membres des conservancies pouvaient également chasser pour leur propre consommation, pour se nourrir par exemple.
La chasse se déroulait après le comptage du gibier et la fixation des quotas.
Les bonnes pluies de 1995 se sont transformées en un cycle humide qui a duré jusqu’en 2011. C’était une époque d’abondance. Le gibier de plaine a proliféré et le nombre de rhinocéros noirs a augmenté. On a constaté une augmentation du nombre de nouveau-nés parmi les petits troupeaux d’éléphants adaptés au désert. Le lion du désert a fait un retour remarquable. Quel plaisir d’emmener les voyageurs étrangers en safari à travers cet Éden africain aride.
Les regards du monde entier se sont tournés vers la Namibie. Les récompenses et les prix pour les efforts de conservation ont commencé à affluer. Le pays a été désigné comme le leader mondial de la conservation communautaire.
Il y en avait assez pour tout le monde. L’argent a commencé à affluer. D’abord lentement, puis un peu plus rapidement.
Il n’y a jamais eu de tsunami financier. Mais cela a suffi à aiguiser l’appétit de quelques-uns pour faire plus d’argent.
Les perspectives d’enrichissement ont créé des attentes. Les attentes sont devenues trop grandes. Et cela a commencé à dégénérer.
Les premiers signes de décimation de la faune sauvage sont apparus avec l’introduction de la politique de shoot and sell [chasse et vente de gibier, NdT]. Je l’ai expérimentée pour la première fois dans les plaines de Giribes, à la limite des conservancies de Purros et de Sesfontein. Dans le cadre de cette politique, des entrepreneurs externes à la conservancy obtiennent l’autorisation d’abattre en masse du gibier pour approvisionner leurs boucheries. Cela semblait être une opération rentable pour les conservancies.
J’ai vu des camions frigorifiques garés dans les plaines pendant que des oryx, des springboks et des zèbres étaient abattus et emportés. Les bakkies roulaient dans des directions différentes, revenant avec des animaux morts à transporter. Lors de ma deuxième rencontre avec ces équipes de tireurs, les plaques d’immatriculation arrière des camions frigorifiques étaient recouvertes de ruban adhésif.
En 2010, j’ai rencontré une telle équipe de tireurs à la frontière du parc de la Skeleton Coast. C’était fin novembre et une averse de pluie du désert a transformé les plaines desséchées en un tapis de verdure. Il y avait une concentration importante d’oryx, dont plusieurs troupeaux avec des juvéniles. Les femelles avaient déjà mis bas et ce n’était ni le moment ni l’endroit pour chasser l’oryx. Un groupe de trois bakkies circulait hors des pistes et tirait sans discernement sur ces troupeaux. J’en ai fait part au ministère de l’environnement et du tourisme [MET) et on m’a assuré que cette pratique était parfaitement légale. Aucun fonctionnaire du MET n’était présent pendant l’abattage des animaux.
Plus tard, les journaux ont fait état d’une grande quantité de zèbres morts laissés à même le sol, en train de se décomposer au soleil, après qu’un de ces camions frigorifiques soit tombé en panne.
La route entre Sesfontein et Purros offre une belle promenade. Elle regorgeait d’oryx et de springboks. Après l’introduction du shoot and sell, la faune sauvage a connu un déclin visible.
Ailleurs, des signes de cette pratique sont également devenus visibles.
Un autre fait alarmant est le taux de mortalité élevé des éléphants dans la réserve de Purros. Une étude récente affirme que la population d’éléphants fréquentant la rivière Hoarusib-Hoanib a diminué de 30 % au cours des dix dernières années. Au moins deux femelles et un mâle ont été abattus illégalement. Un autre a été blessé, s’est rétabli puis a disparu. Un autre a été abattu après avoir tué un touriste dans un camping. Un autre est mort de complications à cause d’un collier émetteur radio. De jeunes éléphants orphelins ont disparu et trois éléphants ont émigré en amont de la rivière. La population totale d’éléphants résidant à Purros compte actuellement six individus.
Purros a toujours servi de modèle de coexistence mutuellement bénéfique entre humains et éléphants, grâce au tourisme. Cela ne semble plus être le cas aujourd’hui.
Le braconnage des rhinocéros noirs dans les aires protégées communautaires a commencé en décembre 2012. Le dernier incident de ce type remonte à deux décennies. Le nombre de rhinocéros braconnés varie d’une source à l’autre, l’estimation la plus prudente étant de dix-huit dans les concessions de Palmwag et d’Etendeka, et de quatre autres dans la réserve d’Uukwaluudhi au nord-est. Je ne parle pas pour des rhinocéros braconnés en dehors des réserves communautaires [conservancies]. La vague actuelle de braconnage a suscité un débat amer, des accusations et contre-accusations. Je ne m’attarderai pas là-dessus.
Les faits sont là : une seule arrestation suivie de condamnation a été effectivement menée – celle d’un braconnier pris au début de l’hécatombe chez les rhinocéros. Les preuves indiquent que le crime organisé est souvent impliqué et l’intimidation courante. La loi du silence empêche de faire la lumière sur les événements. Il semble que des membres des conservancies ou des communautés environnantes hébergent des criminels. Des espèces en danger critique d’extinction, symboles d’une conservation communautaire réussie, sont massacrées. Pourquoi maintenant ? Pourquoi après avoir remporté plusieurs victoires ? Où avons-nous fait fausse route ? Où sont les failles de notre système ?
Lorsque j’ai étudié la conservation de la nature dans le milieu des années 1980, cela nous a été répété inlassablement : « If it pays, it stays. » [Si cela rapporte, c’est conservé, NdT]
Même pour les conservationnistes, il semble que la faune et la nature n’aient pas droit à l’existence sans leur attribuer une valeur financière pour les communautés locales. Cette doctrine n’a jamais été aussi vraie que pour la conservation communautaire en Namibie. Ce n’était qu’une question d’argent.
Les avantages financiers pour la communauté étaient au centre des préoccupations. La fierté nationale, la morale, l’esthétique et les pratiques écologiques bénéfiques occupaient une triste seconde place. Si tant est qu’il y ait une place laissée par les préoccupations financières.
Tout doit avoir un prix
Notre quête incessante de bénéfices financiers a engendré une chose : l’avidité.
Elle a préparé le terrain pour le désastre. Tous les principes sont mis de côté quand vous introduisez la loi du plus offrant.
Les plus offrants sont arrivés. Des investisseurs étrangers peu scrupuleux aux nombreux soutiens financiers sont attirés par une nouvelle promesse de profit : les produits issus de la faune sauvage. Corne de rhinocéros, ivoire, pangolin, os de lion, viande, peaux, organes. Tout a désormais un prix plus élevé. « Ça rapporte ».
Serons-nous à la hauteur de cette nouvelle menace ? Les personnes de valeurs seront-elles achetées et corrompues ? Notre éthique et nos principes, ainsi que notre connexion avec la nature sauvage, prévaudront-ils ?
Notre approche froide et cynique, non émotionnelle de la faune sauvage ne suffira pas à endiguer cette nouvelle vague d’exploitation. Nous devons à nouveau nous tourner vers nos cœurs. Nous devons nous rappeler que nous faisons partie de la nature, nous n’en sommes pas des propriétaires, et nous n’en avons pas le contrôle. Cette planète ne tolérera pas éternellement notre avidité.
En tant que Namibiens, nous risquons de perdre notre réputation d’excellents conservationnistes. Une réputation ne signifie rien jusqu’au jour où vous la perdez.
L’autre jour, nous avons voyagé pendant plusieurs jours autour du Brandberg. C’est une région magnifique. Un habitat aride et vierge. Nous avons traversé quatre conservancies communautaires. C’était une région réputée pour sa faune adaptée au désert. L’art rupestre ancien sur ses parois rocheuses en témoigne. Cette zone est également connue comme l’endroit le plus biologiquement diversifié de Namibie. Les premières pluies étaient tombées et les herbes étaient montées en graines. Dans cette zone, nous avons compté au total deux renards du Cap, trois springboks et huit girafes.
Visiblement, nous sommes en train d’échouer.
[1] https://news.mongabay.com/2019/02/it-pays-but-does-it-stay-hunting-in-namibias-community-conservation-system/
[2] https://www.worldwildlife.org/initiatives/valuing-nature
[3] https://inee.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/perte-de-biodiversite-et-croissance-economique-quelles-politiques
[4] https://www.dailymaverick.co.za/article/2019-10-16-sa-reclassifies-33-wild-species-as-farm-animals/