LES PARCS NATIONAUX SONT-ILS VRAIMENT « LA MEILLEURE IDÉE DE l’AMÉRIQUE » ?
Quand la nature n’est pas détruite par l’extraction minière, l’agriculture industrielle, la chasse commerciale et l’expansionnisme industriel ou urbain, c’est le tourisme qui prend le relais. Si vous nous suivez depuis un moment, nous vous avions déjà parlé de ce reportage réalisé dans les parcs nationaux américains et publié dans le journal britannique The Guardian en 2018. Les États-Unis, pays qui a théorisé et mis en pratique l’utilisation du parc national comme outil principal de la conservation de la nature, font face à une invasion touristique cataclysmique dans leurs parcs. Les rangers passent leur temps à ramasser des excréments, des détritus et doivent gérer les foules en délire de « consommateurs de nature » ; les toilettes débordent d’excréments, ce qui n’empêche pas les autorités des parcs de développer les fast-foods ; le wifi et le réseau cellulaire colonisent les parcs pour offrir la meilleure « expérience » à la nouvelle génération de « clients » nés avec une machine greffée dans la main, etc.
Nous avons entièrement traduit ce long reportage qu’il faut lire dans sa totalité, car la situation de crise des parcs américains remet sérieusement en question notre relation à la nature ainsi que le modèle conservationniste imposé par les institutions occidentales en Afrique. La nature doit-elle être « consommée » comme un lieu touristique pour être protégée ? Ou doit-on plutôt faire en sorte d’apprendre à coexister avec la nature pour favoriser le réensauvagement progressif des paysages ? Cette dernière perspective permettrait d’éviter cette surconsommation de lieux touristiques devenus célèbres en raison des médias sociaux. En invitant la beauté dans notre environnement quotidien, plus besoin d’aller voir ailleurs ; vous pouvez profiter gratuitement et perpétuellement de la nature, un bien commun indispensable à l’équilibre physique et mental de l’animal humain.
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C’est la crise dans nos parcs nationaux : quand les touristes aiment la nature à en mourir
Les amateurs de sensations fortes et autres instagrameurs envahissent les parcs nationaux. Un reportage dans huit aires protégées américaines montre l’ampleur de la menace.
Juste avant le coucher du soleil près de Page, en Arizona, un défilé d’humains a remonté le sentier sablonneux d’un demi-kilomètre en direction de Horseshoe Bend. Ils étaient venus du monde entier. Certains transportaient des boîtes de Chicken McNuggets de chez McDonald’s, d’autres portaient tendrement leurs chihuahuas et quelques hommes cachaient des bagues de fiançailles dans leurs poches. Mais presque tous avaient une chose à portée de main : un téléphone portable pour prendre une photo.
Horseshoe Bend est l’un des points de vue les plus célèbres de l’Ouest américain. Depuis un précipice de grès à pic, à quelques kilomètres du parc national du Grand Canyon, les visiteurs ont une vue imprenable sur le fleuve Colorado d’une couleur émeraude qui fait un lacet à 243 mètres en contrebas. À des centaines de kilomètres de la grande ville, niché au cœur du sud-ouest du pays des canyons, Horseshoe Bend était autrefois aussi peu fréquenté que magnifique.
« C’était juste un endroit commun pour les locaux, pour les sorties en famille », se souvient Bill Diak, 73 ans, qui vit à Page depuis 38 ans et qui en a été le maire pendant trois mandats. « Mais avec l’invention du téléphone portable, les choses ont changé du jour au lendemain. »
Horseshoe Bend, c’est ce qui arrive quand un terrain public devient #instagramfamous. Ces dix dernières années, les photos se sont répandues comme une traînée de poudre sur les médias sociaux, prenant au dépourvu les 7 000 habitants de Page et les gestionnaires fonciers locaux.
Selon M. Diak, la fréquentation est passée de quelques milliers de visiteurs annuels à 100 000 en 2010, année du lancement d’Instagram. En 2015, on estime que 750 000 personnes ont fait le pèlerinage. Cette année [2018, NdT], la fréquentation devrait atteindre 2 millions de personnes.
Autrefois, les chiffres atteignaient leur maximum en été, mais les touristes affluent désormais toute l’année ; ils sont près de 5 000 par jour. Et la célébrité a un côté sombre. En mai 2018, un homme de Phoenix est mort en glissant du bord de la falaise. En 2010, selon la police, un touriste grec est mort lorsqu’un rocher placé sous lui a cédé alors qu’il prenait des photos. Tout comme la mort récente d’un couple qui prenait des photos à Yosemite, ces incidents ont soulevé des questions troublantes sur ce qui se passe quand la nature devient virale.
« Les médias sociaux sont le moteur numéro un », a déclaré Maschelle Zia, qui gère Horseshoe Bend pour la zone de loisirs nationale de Glen Canyon. « Les gens ne viennent pas ici pour trouver la solitude. Ils recherchent la photo emblématique. »
« Notre espèce a l’impact le plus important »
Partout en Amérique, les parcs nationaux et les terres publiques sont confrontés à une crise de popularité. La technologie, un marketing efficace et le tourisme international, ont entraîné une augmentation des visites comme jamais auparavant. En 2016 et 2017, les parcs nationaux ont accueilli un nombre sans précédent de 330,9 millions de visiteurs, le plus élevé jamais enregistré, soit presque l’équivalent de la population américaine.
Les sentiers de l’arrière-pays s’encombrent, les routes de montagne s’élargissent avec l’augmentation de la circulation, les panoramas pittoresques se transforment en mêlées humaines pour un prendre un selfie. Et dans le processus, ce qu’on aime sur ces sentiers risque d’être perdu.
« Le mammifère le moins étudié à Yellowstone est le plus abondant : les humains », déclare Dan Wenk, l’ancien directeur de l’un des parcs les plus touchés par la surpopulation chronique. A Yellowstone, le plus ancien parc national américain, la fréquentation a augmenté de 40 % depuis 2008 pour atteindre 4 millions de visiteurs en 2017.
Après 43 ans au service du parc, Wenk est inquiet. « Notre propre espèce a le plus gros impact sur le parc et la qualité de l’expérience se dégrade. »
Pendant quatre mois, du plein été à la fin de l’automne, le Guardian a envoyé des rédacteurs dans tout l’ouest américain pour examiner les effets de la surpopulation sur le terrain. Nous avons découvert une crise en cours : des embouteillages pour voir les bisons de deux miles de long à Yellowstone, des combats à mains nues dans les parkings de Glacier, une petite ville du Colorado envahie par des millions de visiteurs.
De plus, nous avons trouvé des gens aux prises avec une question existentielle : à quoi devrait ressembler un parc national à l’ère moderne ? Les parcs peuvent-ils accueillir un nombre illimité de visiteurs tout en conservant ce qui en a fait, comme l’a dit un jour l’écrivain Wallace Stegner, « la meilleure idée que nous ayons jamais eue » ?
Des gens, des gens partout
En 1872, Yellowstone est devenu le premier parc national au monde. En 1904, la première année pour laquelle on dispose de chiffres de fréquentation, 120 690 personnes ont visité les parcs nationaux, qui comprenaient alors le Mt Rainier, le Sequoia et le Yosemite. Au milieu du siècle, ce chiffre est passé à des dizaines de millions de personnes à mesure que d’autres parcs s’ajoutaient au réseau et que les road trips devenaient synonymes de vacances américaines.
Mais aujourd’hui, le rythme des visites a dépassé la capacité. La plupart des infrastructures du National Park Service remontent à la Mission 66, une initiative d’un milliard de dollars entreprise dans les années 50 et 60 qui n’a pas été pensée pour les foules modernes.
Les défis environnementaux sont de plus en plus nombreux – des recherches récentes ont montré que les parcs nationaux sont impactés de manière disproportionnée par le réchauffement climatique – et des années d’usure ont vu l’entretien des parcs prendre un retard considérable. Le retard financier actuel pour l’amélioration des routes, des sentiers et des bâtiments s’élève à plus de 11 milliards de dollars. La tentative de Ryan Zinke d’augmenter fortement les droits d’entrée dans les parcs les plus fréquentés pour payer les réparations s’est avérée si impopulaire qu’il a dû revenir en arrière.
Les embouteillages sont devenus l’une des conséquences les plus visibles de la surpopulation et du sous-financement, certains endroits voyant passer des dizaines de milliers de voitures par jour pendant les mois de pointe.
À Yosemite, malgré un système de navettes, le parc avertit les visiteurs estivaux de s’attendre à des retards de deux à trois heures à l’entrée de la vallée de Yosemite. À Yellowstone, d’importants goulots d’étranglement sont fréquents. Célèbre pour ses grizzlis, ses loups gris et ses troupeaux de bisons, le parc est sans doute plus « sauvage » qu’il y a 50 ans, grâce au travail de conservation. Mais ce réensauvagement – et le temps d’observation des animaux qui en découle – provoquent régulièrement des embouteillages le long des routes à deux voies.
Par une récente journée d’août dans la vallée de Hayden, un embouteillage dû aux bisons s’étendait sur près de trois kilomètres de long. Alors que le troupeau se déplaçait régulièrement sur la route, une scène d’agitation frénétique s’est produite. Les voyageurs se sont précipités à l’extérieur de leur véhicule avec enthousiasme, les bisons passaient à quelques centimètres, frôlant même les voitures. Certains touristes ont temporairement abandonné leur véhicule dans l’espoir de s’approcher suffisamment pour prendre une photo.
Des automobilistes impatients klaxonnaient tandis que les rangers du parc tentaient de faire régner l’ordre. « Mon travail consiste à gérer les gens, pas les animaux, et j’essaie de ne pas m’énerver », a déclaré l’un d’entre eux en uniforme. « La plupart des visiteurs ne savent pas comment se comporter dans un endroit sauvage. »
Mais le bison n’était pas le seul drame. Dans la vallée de Lamar, une meute de loups à peine visible au loin a attiré un essaim de véhicules dans un embranchement. Les gens se sont précipités, laissant leurs voitures garées n’importe comment, bloquant la circulation dans les deux sens.
Parfois, les voyageurs repartent avec des souvenirs plus mémorables que d’autres. Cet été, une poignée de visiteurs se sont fait charger ou empaler par des bisons et des élans lorsqu’ils s’aventuraient trop près. Dans le même temps, une vidéo d’un homme harcelant un bison s’est propagée sur les réseaux sociaux et des fauteurs de troubles utilisant illégalement des drones, jetant des pierres et des débris dans les zones géothermiques sensibles de Yellowstone, risquant de les détruire à jamais, ont reçu des amendes.
Wenk admet que les rangers se sentent dépassés. « Nous dépassons la capacité de charge du site et, de ce fait, les ressources du parc sont endommagées », dit-il. Selon les autorités du parc, il y a eu une augmentation de 90% des accidents de véhicules, une hausse de 60% des appels aux services d’ambulance et une augmentation de 130% des opérations de recherche et de sauvetage. Et si le nombre de visiteurs a augmenté, les effectifs, en raison des restrictions budgétaires, sont restés les mêmes.
Les problèmes de circulation ne se limitent pas aux routes dans les parcs. Dans le Glacier National Park au Montana (fréquentation annuelle : 3,3 millions de personnes), les parkings ont eux aussi connu des situations tendues.
Le centre d’accueil des visiteurs de Logan Pass remonte à l’époque de la Mission 66. Perché au sommet de la route Going-to-the-Sun, une artère de montagne précaire qui fait son apparition dans la scène d’ouverture de The Shining, le centre offre un accès à deux des sentiers les plus populaires du parc et seulement 231 places de parking.
« C’est une situation difficile », a déclaré Gary Cassier, un visiteur de Kalispell, Montana, dont la femme tourne encore en rond avec leur voiture ; c’est l’une des nombreuses personnes à la recherche d’une place. En regardant les prairies alpines et les pentes quasi verticales, il a observé : « Personne ne veut voir un parking à plusieurs niveaux ici. »
Parfois, la bataille pour une place devient physique.
« Nous avons des bagarres sur le parking », dit Emlon Stanton, assistant au service des visiteurs. Certains visiteurs essaient même de s’approprier une place pour leur groupe en allant à pied. « Les gens sortent de leur véhicule, se jettent sur une place et y restent », explique Stanton. « Ensuite, quelqu’un d’autre arrive et essaie de se garer en les poussant avec le pare-chocs. »
Stanton et d’autres employés du parc tentent de prévenir de tels épisodes en imposant des « fermetures douces » du parc, en plaçant des cônes de signalisation à l’entrée et en disant aux visiteurs de trouver un parking au prochain arrêt, à cinq kilomètres de là, et de prendre une navette pour rentrer. Ces fermetures peuvent avoir lieu trois à cinq fois par jour.
« Du point de vue du personnel, c’est difficile », explique Lauren Alley, porte-parole du parc. « Le « service » est présent dans notre nom et fait partie de notre mission, et dire aux gens, encore et encore, toute la journée, « Nous sommes complets, vous devrez attendre »… c’est un vrai défi. »
Un problème puant
C’est la fin de l’été sur la rivière Yellowstone, juste au nord de Gardiner, dans le Montana. Un groupe de pêcheurs se tient autour de la remorque de leur bateau, sirotant des bières et préparant des cannes à pêche à la mouche sous le soleil de fin de matinée en attendant leur tour pour se lancer dans l’eau.
Cette rampe de mise à l’eau en gravier voit beaucoup d’action. Mais non loin de là, quelque chose pue. C’est quelque chose que tout le monde utilise, et quelque chose qui a été un casse-tête pour les responsables forestiers ces derniers temps : les toilettes.
Le traitement des déchets humains est devenu une entreprise herculéenne pour les parcs, souvent réalisée à l’abri des regards. À Zion, deux toilettes extérieures situées près d’Angel’s Landing et qui, selon un rédacteur, rappellent un « égout à ciel ouvert », doivent être vidées par hélicoptère pour un coût de 20 000 dollars par an. Dans le Colorado, le parc national des Rocheuses consomme plus de 2 800 kilomètres de papier toilette par an. Rien que l’été dernier, Yellowstone a dépensé 28 000 dollars en désinfectant pour les mains, selon un responsable du parc.
Plus les déchets s’accumulent, plus il devient difficile de trouver quelqu’un pour s’en occuper. La forêt nationale de Custer Gallatin, qui s’étend de la ville de West Yellowstone, dans le Montana, au Dakota du Sud, illustre bien ce casse-tête.
Il y a plus de 200 toilettes dans toute la Custer Gallatin, de petites pièces dotées d’un seul réceptacle placé au-dessus d’une grande fosse septique. Des panneaux sur les portes rappellent aux utilisateurs de ne pas y jeter d’ordures, car cela rend le pompage de la fosse extrêmement difficile.
Dans des endroits aussi reculés, le coût de l’entretien des toilettes est monté en flèche. En 2013, les responsables des forêts ont budgété environ 32 000 dollars pour le pompage des toilettes dans les forêts nationales de Custer Gallatin (les deux forêts prises ensemble en 2014). Jusqu’à présent, en 2018, cela a coûté près de 80 000 dollars. Et ce n’est que le pompage dans les « endroits prioritaires », explique Lauren Oswald, responsable du programme de loisirs de la forêt de Custer Gallatin.
Au-delà du prix élevé, trouver un entrepreneur privé pour faire le travail est également devenu plus compliqué, surtout depuis que des villes comme Bozeman se développent et que les chantiers de construction embauchent les candidats potentiels. Les toilettes de la rampe de mise à l’eau sont entretenues par une entreprise basée à Hardin, dans le Montana, à plus de 320 kilomètres de là.
La ville voisine de Yellowstone a également des problèmes de déchets. Bethany Gassman, porte-parole du parc, affirme que le personnel a pompé 942 147 litres de ses 153 toilettes et autres systèmes septiques en 2017, soit une augmentation de 19 % par rapport à 2016. Les visiteurs utilisent également en moyenne 1 710 rouleaux de papier toilette par jour.
Le problème de la gestion des déchets humains s’étend à l’arrière-pays – des zones éloignées des routes et non développées, accessibles uniquement par des sentiers. Le personnel forestier a constaté une augmentation des excréments mal gérés – non enterrés – dans les zones sauvages populaires et les campings non officiels. Le problème, selon Oswald, c’est que certaines personnes ne semblent pas se soucier de l’état dans lequel elles laissent le paysage une fois qu’elles en ont fini avec lui.
Le personnel forestier est souvent confronté à la tâche peu enviable de s’occuper de ce que les campeurs crasseux laissent derrière eux. C’est le genre de travail pour lequel on embauche des agents sanitaires dans les grandes villes, et non pas ce à quoi on s’attendrait dans les pics boisés et les vallées herbeuses du Montana.
« Ils ramassent toutes les ordures, que ce soit du papier toilette, des couches ou des bouteilles de bière », raconte Oswald à propos des missions de nettoyage. « Et généralement, s’ils tombent sur des déchets humains, ils essaient de s’en débarrasser en les enterrant à une profondeur appropriée. »
La nature à travers un écran
Il fut un temps où les parcs étaient l’endroit idéal pour se déconnecter du monde moderne. Mais aujourd’hui, les visiteurs ont de nouvelles attentes. Et pour répondre à ces nouvelles demandes, certains affirment que les parcs adoptent sans le vouloir une politique conduisant à leur autodestruction.
Sur les vastes flancs du parc de Yosemite, un séquoia se distingue des autres. Il est un peu plus grand, un peu trop uniforme. Une lueur métallique scintille au soleil sous ses branches, colorée en vert et en brun pour s’harmoniser avec ses voisins. Mais ce camouflage masque son véritable rôle : recouvrir la nature sauvage avec le wifi.
Cet arbre contribue à ouvrir une nouvelle ère au Yosemite. Et il n’est pas le seul. Grand Tetons, Mt Rainier, Yellowstone et Zion sont tous reliés à l’internet et à la téléphonie mobile dans le cadre d’un plan visant à attirer une nouvelle génération de visiteurs. À Yosemite, six tours ont déjà été construites et une douzaine d’autres sont en cours de construction.
La modernisation rapide du Yosemite (4,3 millions de visiteurs par an) est évidente au Base Camp Eatery, l’un des plus récents lieux de restauration du parc. Ici, des écrans tactiles permettent aux randonneurs affamés de commander des boissons et des snacks et d’accéder à des informations instantanées sur les activités du parc. Il y a même une nouvelle filiale de Starbucks particulièrement controversée.
« La façon dont les gens découvrent – et visitent – les parcs est en train de changer », a déclaré l’année dernière Lena McDowall, directrice adjointe du service des parcs nationaux, à la sous-commission du Sénat sur les parcs nationaux. Nombreux sont ceux qui considèrent que répondre aux besoins des jeunes générations est essentiel pour que les parcs restent politiquement pertinents, malgré les difficultés de financement et l’incertitude provoquée par le changement climatique.
Mais cette démarche peut avoir un coût. « Pourquoi aller dans un parc national plutôt qu’à Disneyland ? Parce que vous êtes confrontés à des merveilles naturelles », explique Jeff Ruch, directeur exécutif de Peer, une organisation de défense de l’environnement qui a passé des années à s’opposer aux plans du National Park Service visant à étendre la construction de tours pour le réseau cellulaire. « Mais si vous mettez des appareils électroniques au milieu de tout ceci, selon nous, vous passez à côté de ces merveilles. »
La transformation technologique a également des conséquences inattendues sur les paysages qui entourent les parcs nationaux. Dans l’Utah, les visiteurs arrivent en nombre remarquable pour admirer ses paysages photogéniques, faisant de Zion, Bryce Canyon et Arches certains des plus fréquentés du pays.
Mais la surpopulation croissante en a poussé beaucoup à chercher des sensations fortes ailleurs. Prenez les chutes de Kanarraville, à une heure à peine au sud de Zion. Ici, les visiteurs traversent un canyon étroit et tortueux sculpté dans du grès rose-violet le long d’une série d’échelles de fortune à escalader, pour finalement découvrir une belle chute d’eau : un avant-goût des canyons magiques de Zion, mais sans la foule. Ou du moins, c’était vrai autrefois.
Les médias sociaux ont été accusés d’avoir ruiné les chutes de Kanarraville, autrefois un joyau caché qui figure désormais partout sur Instagram. Les embouteillages peuvent se produire durant une heure ou plus au niveau des échelles ; des équipes de secours sont régulièrement dépêchées pour récupérer les randonneurs blessés, les berges des ruisseaux s’érodent et sont jonchées d’ordures.
Pour la ville voisine de Kanarraville (378 habitants), la situation est devenue intenable. Les visiteurs, qui doublent régulièrement la population de la ville, traversent un bassin versant où la municipalité puise de l’eau potable. « L’environnement ne peut pas supporter que tant de personnes entrent et sortent de là », déclare Tyler Allred, membre du conseil municipal. « Il faut lui donner une chance de se rétablir. »
Les dirigeants de Kanarraville font ce qu’ils peuvent : la ville fait désormais payer 9 dollars par personne pour les randonneurs, grâce à un accord avec l’État et les fonctionnaires fédéraux.
C’est une expérience qui pourrait être reproduite ailleurs. Mais jusqu’à présent, la taxe n’a pas beaucoup contribué à ralentir la circulation quotidienne, selon M. Allred. L’année dernière, le nombre de visites annuelles était estimé entre 40 000 et 60 000. La prochaine étape pourrait consister à imposer une limite quotidienne de visiteurs.
Le problème pour les petites villes
Kanarraville n’est pas la seule ville où le tourisme fait des ravages. Moab, à la sortie d’Arches, est devenue synonyme de congestion. En Californie, les habitants déplorent l’Airbnbification de Joshua Tree, une communauté artistique isolée dans le désert, aujourd’hui envahie par des habitants qui aiment les drones et les fêtes nocturnes.
À Estes Park, juste à l’entrée du parc national de Rocky Mountain, les problèmes sont devenus particulièrement graves. À seulement 90 minutes de la ville de Denver, qui connaît une croissance rapide, les citadins affluent en masse vers la toundra alpine et les montagnes enneigées.
Pendant les mois d’été, Estes passe d’une population hivernale d’environ 7 000 habitants à une masse à peine contenue de 3 millions de personnes qui afflue dans le centre-ville à la recherche de T-shirts à thème, de bibelots amérindiens et d’un verre dans un pub.
Pour Paula Steige, 82 ans, la foule est presque insupportable. La circulation transforme les déplacements en ville en une épreuve logistique et les solutions proposées – notamment les navettes gratuites – n’apportent qu’un soulagement mineur.
« On a souvent l’impression d’être en pleine crise à essayer de trouver un moyen de se déplacer. C’est particulièrement handicapant pour les personnes qui essaient de se rendre au parc et d’en revenir », a déclaré Paula Steige. « Et il ne semble pas y avoir de solution à la surpopulation. »
Paula Steige ne peut pas rejoindre ces résidents de longue date qui s’enfuient vers d’autres endroits pendant l’été car elle possède et gère la librairie Macdonald, fondée par ses grands-parents en 1908. Elle sait aussi que, comme les autres propriétaires de magasins, elle doit son gagne-pain au parc national voisin.
« Le parc est, bien sûr, la raison pour laquelle toute la ville prospère », dit-elle. « Le parc est la raison pour laquelle la ville se porte bien ou mal. »
Estes Park a également un lien célèbre avec The Shining : il abrite l’hôtel Stanley, l’établissement isolé qui a inspiré le classique de l’horreur. Stephen King y a passé une nuit en 1974. L’hôtel Stanley attire aujourd’hui près de 400 000 visiteurs par an, des chasseurs de fantômes qui assistent aux visites et aux séances de spiritisme aux fans d’horreur qui espèrent passer une nuit dans la chambre de King. La surpopulation a fait fuir un récent visiteur de l’hôtel Stanley. « Nous sommes allés faire une séance de spiritisme, mais il y avait tellement de touristes que nous n’avons rien entendu », a déclaré l’homme, qui venait du Minnesota.
L’activité policière à Estes Park est également en hausse. Selon la police, les appels passés en début d’année ont fait un bond de près de 23 % par rapport à la même période en 2017. Selon les rangers, le parc a également connu une augmentation spectaculaire des procès-verbaux et des arrestations pour trafic de drogue, principalement en raison d’une mauvaise compréhension des lois sur la drogue au Colorado. La marijuana est légale au Colorado et donc dans la ville d’Estes Park, mais pas dans le parc national lui-même, qui est une propriété fédérale où les lois de l’État du Colorado sur la marijuana ne s’appliquent pas.
« Nous voyons beaucoup plus de violations flagrantes de la consommation de cannabis ainsi que de la conduite sous l’influence de personnes qui ne connaissent pas la loi ou qui ne s’en soucient pas », déclare Kyle Patterson, porte-parole du parc. « Je pense que tout cela vient du fait que ce parc naturel se transforme rapidement en un parc urbain. »
Peut-on faire quelque chose ?
Si l’idée de Wallace Stegner selon laquelle les parcs sont « la meilleure idée de l’Amérique » témoigne de l’amour de la nation pour eux, il en dit un peu plus dans sa célèbre phrase de 1983. Le lauréat du prix Pulitzer a ensuite décrit les parcs comme un miroir révélant l’état de l’Amérique : « Ils reflètent le meilleur de nous-mêmes plutôt que le pire. »
Au vu des problèmes assaillant les parcs nationaux, cette déclaration semble aujourd’hui discutable.
De retour à Yellowstone, les experts en ressources naturelles disent que le parc se dirige tout droit vers une réalité que certains pourraient considérer comme un sacrilège : limiter les visiteurs. Un haut responsable du parc qui ne voulait pas être identifié a déclaré qu’il était grand temps de fixer des limites quotidiennes au trafic entrant dans Yellowstone, ce qui pourrait être réalisé grâce à un système de réservation.
Sur la côte brumeuse du nord de la Californie, un endroit a déjà fait le grand saut. Muir Woods, nommé d’après John Muir – un conservationniste renommé et l’un des premiers défenseurs des parcs nationaux – abrite d’anciens bosquets de séquoias imposants. La forêt est minuscule selon les standards des parcs – seulement 226 hectares – mais plus d’un million de personnes viennent chaque année pour profiter de son calme majestueux.
Des centaines de voitures garées ont jadis bloqué la route étroite menant à l’entrée, menaçant le bassin versant et la faune locale, causant des maux de tête aux habitants des environs et créant des situations dangereuses pour les conducteurs et les piétons qui marchent sur le bord de la route.
C’est pourquoi, au début de cette année, cette aire protégée a été la première à introduire un nouveau système de réservation de parking qui oblige tous les visiteurs à acheter leur place avant de venir. Le stationnement dans la rue a été interdit et le nombre de places de stationnement a été réduit d’environ 70 %.
Bien que les responsables affirment qu’il est trop tôt pour le dire, les estimations montrent que le système de réservation réduira le nombre de visiteurs d’environ 200 000 par an. Les représentants des parcs espèrent qu’il permettra de réduire l’encombrement en aidant les gens à planifier leurs déplacements pour des créneaux horaires moins chargés. Jusqu’à présent, il semble fonctionner.
Par un après-midi de bruine en milieu de semaine, vers la fin de l’été, les deux parkings de Muir Woods étaient pleins. Près de l’entrée, rires et bavardages d’enfants excités se mêlaient aux bruits des cascades et aux chants des oiseaux. Les roues de la poussette faisaient un bruit sourd et rythmé le long de la promenade construite en bois, créant un écho dans le bosquet. Mais quelques pas plus loin, les foules s’amincissaient et les visiteurs pouvaient trouver un semblant de solitude parmi les arbres anciens.
« Même avec beaucoup de gens ici, on peut trouver de petites poches de silence », a déclaré Meghan Grady, qui vit dans la ville voisine de San Francisco. « Nous nous sommes assis et avons fermé les yeux un petit moment, juste pour écouter. »
Ce sont des expériences comme celles-ci que les responsables du parc espèrent protéger. S’ils y parviennent, d’autres pourraient suivre leur exemple. Les parcs, dont Zion, Arches et Acadia, envisagent tous sérieusement de mettre en place des systèmes de réservation.
Mais alors que les responsables évaluent les changements à grande échelle, qui peuvent prendre des années à étudier et à mettre en œuvre, d’autres soulignent les changements de comportement qui peuvent être entrepris dès maintenant. Par exemple, une cohorte croissante de photographes, d’influenceurs des médias sociaux et de défenseurs de l’environnement combat la géolocalisation – utilisation du GPS pour partager le lieu précis où une photo a été prise. Leave No Trace [Ne laisse pas de trace, NdT], une organisation nationale qui promeut une éthique dans les activités de plein air, est devenue le fer de lance de ce mouvement. En juin, elle a publié de nouvelles orientations sur l’utilisation responsable des médias sociaux dans la nature. Dana Watts, directeur exécutif, explique que cette initiative est le résultat des réactions des agences de gestion des terres, du service des parcs, du bureau de la gestion des terres et du public.
Elle conseille d’éviter de géolocaliser des lieux spécifiques et de bien réfléchir avant de poster un selfie avec des animaux sauvages. « Tout le monde veut prendre cette photo, mais les gens ont tendance à se rapprocher beaucoup trop près », dit-elle. « Si vous postez cette photo, vous encouragez les autres à faire de même. »
« La chose la plus importante que nous demandons aux gens est de s’arrêter et de réfléchir », ajoute-t-elle.
« La fréquentation va continuer à croître »
A Horseshoe Bend, la foule d’Instagrameurs n’est pas prête de s’en aller. A partir d’avril 2019, la ville de Page va commencer à faire payer un droit d’entrée de 10 dollars par voiture qui servira directement à payer la gestion de la zone. Mais Zia, la responsable nationale des loisirs du Glen Canyon, s’attend à ce que la demande augmente malgré tout. « Entre 2015 et 2017, la fréquentation a doublé », a-t-elle déclaré. « Je pense qu’elle va continuer à augmenter. »
En attendant, les gestionnaires font ce qu’ils peuvent pour améliorer la sécurité et protéger le paysage. Une rampe métallique construite sur le bord de la falaise empêche désormais les gens de tomber. Des toilettes ont été ajoutées il y a deux ans. Ce qui était autrefois un parking en terre battue de 30 mètres carrés a été agrandi cette année pour accueillir jusqu’à 300 voitures.
Un soir de novembre, les gens faisaient la queue pour regarder le ciel passer de l’orange au rose vif durant le coucher de soleil. Jenny Caiazzo, 24 ans, venait de Denver et faisait la tournée des parcs nationaux du sud-ouest avec son amie. « Maintenant que je suis ici, je vois que c’est encore plus beau qu’en photos. »
Les visiteurs ont admiré la vue depuis le bord. « C’est à couper le souffle », a déclaré Brett Rycen, un visiteur australien réalisant un road trip à travers le pays avec sa femme et sa fille. « Nous avons beaucoup posté sur Snapchat. Nous voulons que nos amis sachent ce que nous expérimentons. »
Tout près de là, Tristan Fabic et Cecille Lim de Los Angeles venaient de se fiancer. « C’est l’endroit où je voulais faire ma demande », a dit Fabic. « Je l’ai vu sur Instagram et j’ai pensé que ce serait vraiment cool. »