Nous avons traduit cet article paru dans le New York Times en juin 2020. Le journaliste y décrit le projet ICARUS visant à s’inspirer de l’Internet des objets pour créer un Internet des animaux, une sorte de système de surveillance globalisé de la nature qui, depuis la Station Spaciale Internationale, traquerait les moindres mouvements du vivant (oiseaux, mammifères, et même insectes). Il est assez difficile de comprendre pourquoi du temps, de l’énergie et de l’argent sont gaspillés pour développer de tels projets alors que les causes profondes de l’extermination du vivant sont connues depuis longtemps et détaillées dans d’innombrables rapports scientifiques. Publié en 2019, l’un des rapports de référence est celui de l’IPBES intitulé « Le dangereux déclin de la nature ». Les auteurs citent par exemple l’innovation technologique et la croissance économique dans « l’ensemble des causes sociétales profondes » menant à une modification de l’usage des terres (extraction de matériaux, construction d’infrastructures, etc.) et à une surexploitation des espèces (commerce de faune sauvage). Précisons que les technologies de suivi de la faune sauvage sont de plus en plus souvent « hackées » par les criminels pour obtenir la géolocalisation d’espèces menacées. Alors avec un Internet mondial des animaux, ce sera open bar pour les braconniers mafieux et commerciaux.
En utilisant de minuscules capteurs et équipements à bord de la station spatiale, un projet nommé ICARUS cherche à révolutionner le suivi des animaux.
La station spatiale internationale, en orbite à quelque 386 kilomètres au-dessus de la planète, s’apprête à se joindre à l’effort de surveillance de la faune et de la flore mondiale. Elle devrait aussi révolutionner la science du suivi des animaux.
Une grande antenne et d’autres équipements à bord de l’avant-poste orbital, installés par des astronautes russes durant une sortie dans l’espace en 2018, sont testés et deviendront pleinement opérationnels cet été. Le système transmettra un éventail de données beaucoup plus large que les technologies de suivi précédentes, en enregistrant non seulement la localisation d’un animal, mais aussi des données sur sa physiologie et son environnement. Il aidera les scientifiques, les conservationnistes et d’autres personnes dont le travail nécessite une surveillance étroite des animaux sauvages en déplacement, et fournira des informations beaucoup plus détaillées sur la santé des écosystèmes mondiaux.
La nouvelle approche, connue sous le nom d’ICARUS – acronyme de International Cooperation for Animal Research Using Space – permettra également de suivre les animaux sur des zones beaucoup plus vastes que les autres technologies. Dans le même temps, ICARUS a réduit la taille des émetteurs que les animaux portent et les a rendus bien moins chers.
Ces modifications permettront par exemple aux chercheurs de suivre des nuées d’oiseaux lors de leurs migrations sur de longues distances au lieu de ne surveiller qu’un ou deux individus à la fois. Cette technologie rend aussi possible le suivi de créatures beaucoup plus petites, notamment des insectes. Alors que le changement climatique et la destruction des habitats font rage sur la planète, ICARUS permettra aux biologistes et aux gestionnaires de la faune sauvage de réagir rapidement aux changements de lieu et de moment de la migration des espèces.
« C’est une nouvelle ère de découvertes », a déclaré Walter Jetz, professeur d’écologie et de biologie évolutionniste à Yale, dont le centre travaille sur le projet. « Nous allons découvrir de nouvelles voies de migration, de nouveaux besoins en matière d’habitat, des choses sur le comportement des espèces auxquelles nous n’avions même pas pensé. Ces découvertes susciteront toutes sortes de nouvelles questions ».
En prime, les gens du monde entier pourront un jour se connecter avec une application pour smartphone à ce que l’on appelle l’internet des animaux pour suivre leur oiseau, tortue ou poisson préféré pendant sa migration, un voyage surveillé par la station spatiale pratiquement en temps réel.
Connue sous le nom de bio-logging, la science du suivi des animaux sauvages a beaucoup évolué ces dernières années. Dans les années 1990, les chercheurs suivaient encore les grands mammifères à l’aide d’appareils de la taille des piles d’une lampe de poche. Depuis, la technologie a été miniaturisée, mais de nombreux colliers et émetteurs sont encore trop grands pour les trois quarts des créatures sauvages du monde.
Cette nouvelle approche, depuis l’espace, pour découvrir la vie cachée des animaux, est supervisée par Martin Wikelski, directeur de la recherche pour le phénomène des migrations au Max Planck Institute for Animal Behavior en Allemagne. Il a poursuivi son travail avec passion pendant des années afin de surmonter les lacunes et les inconvénients des technologies actuelles. Le projet a été financé principalement par la DLR, l’agence spatiale allemande.
ICARUS combine une technologie standard, qui comprend des unités solaires et GPS, et une nouvelle technologie de communication développée pour cette mission et spécialement conçue pour le suivi de petits animaux.
Au sol, les chercheurs attacheront des bio-enregistreurs à énergie solaire beaucoup plus petits que les autres technologies, des appareils de la taille de deux ongles. Ils pèsent moins de trois grammes, et les techniciens disent qu’ils auront bientôt des émetteurs d’un gramme.
Une fois en place, via un processus simple qui nuit rarement à l’animal*, les capteurs voyageront en compagnie d’un éventail varié d’animaux et d’insectes, comme des sauterelles, des oiseaux chanteurs et des bébés tortues. La plupart des technologies actuelles de suivi de la faune ne peuvent pas être fixées sur des créatures pesant moins de 100 grammes. Et bien que les nouveaux capteurs soient plus petits et plus légers, leur conception avancée leur permettra de collecter beaucoup plus de données en surveillant les paramètres biométriques d’un animal, y compris la température de la peau et la position du corps, et les conditions externes comme les données météorologiques.
* [Peu importe la taille du capteur, il faut toujours capturer et parfois endormir l’animal, une opération très stressante et parfois fatale, mais il faut bien ça pour faire avancer les « progrès » de la Science, NdT]
La technologie peut également être utilisée pour atteindre une série d’objectifs dépassant l’étude de la faune.
Le Dr Wikelski a étudié l’aptitude des vaches, des chèvres domestiques et des moutons en Italie à détecter les tremblements de terre et les éruptions volcaniques des heures avant qu’ils ne surviennent. Ces changements de comportement peuvent être détectés par les capteurs, de sorte que le comportement du troupeau peut fournir une alerte précoce.
Dr Wikelski :
« Nous pensons que lorsque quelque chose ne va pas pour eux et qu’il y a de l’électricité statique dans l’air, alors ils déménagent dans des zones boisées pour se mettre à l’abri. »
Les scientifiques ne savent pas encore pourquoi les animaux réagissent de cette manière.
ICARUS pourrait également aider à suivre les éléphants vulnérables au braconnage en Afrique, ou garder un œil sur les espèces de chauves-souris, pangolins et autres animaux qui ont joué un rôle dans les épidémies virales.
« En connaissant la température de la peau, nous pouvons savoir quand la prochaine grippe aviaire commencera chez les canards en Chine », a déclaré le Dr Wikelski.
La puissance de cette nouvelle approche repose en partie sur le fait que la station spatiale peut capter les signaux de ces animaux presque partout sur la planète (la station ne passe cependant pas au-dessus des régions polaires de la Terre). Et tandis que d’autres projets de conservation ont pu assurer un suivi des requins, des oiseaux et d’autres espèces migratrices avec des satellites, celui-ci vise à être utile pour un large éventail d’espèces que les chercheurs peuvent continuer à développer sur simple demande.
Les capteurs utilisés, à environ 500 dollars pièce, ne représentent qu’une fraction du prix des autres balises largement utilisées.
Ces balises peuvent durer toute la vie d’un animal et même être réutilisées. Elles sont capables de stocker jusqu’à 500 mégaoctets, soit une vie entière de données sur un animal. Les chercheurs n’ont pas besoin de récupérer le capteur, les données peuvent être téléchargées avec un ordinateur ou un smartphone.
ICARUS « changera véritablement l’étude de la migration animale », a déclaré Nathan Senner, biologiste à l’Université de Caroline du Sud. Il envisage de l’utiliser pour une étude sur la barge hudsonienne, un oiseau de rivage qui effectue l’une des plus longues migrations du monde, du sud du Chili à l’Alaska.
Nous pourrions obtenir une estimation beaucoup plus précise de la localisation géographique, et elle pourrait nous aider à développer des mesures de conservation ciblées sur le terrain », confirme le Dr Senner.
En Europe, des études montrent qu’environ 30 % des oiseaux chanteurs migrateurs ont disparu, soit environ 420 millions d’individus. ICARUS peut donner une réponse beaucoup plus détaillée sur le lieu et la raison de cette mortalité pour orienter les mesures de conservation.
Le Dr Wikelski a déclaré qu’un fermier du village allemand où il avait grandi lui avait demandé pourquoi il n’y avait pas d’hirondelles cette année.
« C’est difficile à dire », a déclaré le Dr Wikelski. « Sont-elles mortes sur le chemin du sud ? Ont-elles été dévorées en Méditerranée ? Ont-elles été chassées en Afrique du Nord ? Ont-elles été empoisonnées au Sahel ? Le temps était-il vraiment mauvais ? Voilà le genre de choses que nous découvrirons.
ICARUS fournira des données tant sur les individus isolés que sur un groupe d’oiseaux. Dans une étude menée par le Dr Wikelski et ses collègues à l’Institut Max Planck, les chercheurs procèdent au marquage de 1 200 merles dans l’espoir de mieux comprendre le moment et l’itinéraire de leurs voyages. Il s’agit aussi de récolter des données pour connaître où et pourquoi leur nombre diminue.
Dans les îles Galápagos, des capteurs seront utilisés sur les bébés tortues pour suivre leur migration, un projet du Galápagos Tortoise Movement Ecology Programme.
« Personne ne sait comment les nouveau-nés survivent », a déclaré le Dr Wikelski, qui travaille avec le programme. « Ce sont des années perdues pour les scientifiques ; savoir où elles vont nous permettra de mieux les protéger. »
ICARUS a la capacité de marquer beaucoup plus d’animaux que les autres technologies, c’est pourquoi le Dr Wikelski compare ce projet à une application de trafic pour smartphone pouvant suivre de nombreuses voitures en même temps sur une autoroute. Un téléphone peut fournir beaucoup d’informations sur une voiture, mais de nombreux téléphones qui envoient des informations à une application mettent en évidence les schémas comportementaux des automobilistes.
Selon le Dr Wikelski, l’un des objectifs du projet consiste à aider les conservationnistes à réagir dans un monde en mutation. Les aires protégées comme les parcs animaliers et les réserves forestières sont définies par des limites fixes. Mais de nombreuses espèces se déplacent en raison du climat changeant et d’autres facteurs impactant les milieux naturels ; leur protection nécessitera de comprendre où vont ces espèces afin de créer de nouvelles zones protégées et de nouveaux corridors.
Le système sera accessible aux scientifiques du monde entier à des fins de recherche. Et les données, à quelques exceptions près, seront accessibles à tout le monde. Le Dr Wikelski a déclaré que les données fournies à ICARUS pourraient être combinées avec d’autres types d’informations, telles que la base de données eBird, pour parfaire la robustesse des résultats.
Le projet ICARUS ambitionne également de rendre accessible à toute personne disposant d’un smartphone le suivi des animaux migrateurs marqués par des capteurs. Une application nommée Animal Tracker existe déjà pour exploiter les systèmes de suivi de la faune au sol.
Le Dr Wikelski espère que connecter les gens à un seul animal charismatique dont ils peuvent suivre les mouvements renforcera le soutien à la conservation. « Si les gens découvrent que Cecil le lion est mort, c’est très réel pour eux », a-t-il déclaré, faisant référence à un lion au Zimbabwe tué par un chasseur américain en 2015. « Mais quand vous dites que 3 000 lions sont morts, personne ne s’en soucie. »
Mark Hebblewhite, biologiste à l’Université du Montana, utilise des technologies de suivi de la faune depuis des décennies. Il a déclaré qu’ICARUS aurait la capacité de combler de nombreuses lacunes dans nos connaissances du monde naturel.
« Nous obtiendrons beaucoup de choses d’ICARUS, des choses impossibles à obtenir autrement », a-t-il déclaré. « C’est excitant. »
Mais la technologie a également des inconvénients, précise Hebblewhite. Les oiseaux peuvent changer soudainement et de manière imprévisible leurs routes de migration après avoir durant des années emprunté le même itinéraire. Le Dr Hebblewhite a déclaré qu’il y avait un danger avec cette nouvelle technologie de surveillance ; les décisions relatives à la conservation pourraient être prises par des gens « qui ne connaissent rien aux oiseaux mis à part quelques points sur une carte. »
Certains pensent que la nature devrait conserver un degré de mystère et être préservée de la surveillance spatiale. Mais sans surprise, le Dr Wikelski n’est pas d’accord.
« Ces animaux fournissent des informations vraiment importantes, peut-être que la survie de l’humanité est en jeu », a-t-il précisé. « Nous devrions obtenir ces informations.»