Ces dernières semaines, une information a fait le tour des réseaux sociaux, des médias francophones (Positivr, FranceTVinfo, Ouest-France, etc.) et anglophones (Reuters, DailyMail, BBC, etc.): le Kenya connaîtrait un baby-boom d’éléphants et leur population aurait plus que doublé depuis 1989 pour passer de 16 000 à 34 800 individus en 2019. Un chiffre exceptionnellement positif alors que la destruction de l’habitat des éléphants se poursuit et que le braconnage reste très élevé, un chiffre d’autant plus douteux qu’il provient du ministère du tourisme kényan et du Kenya Wildlife Service.
D’après le Great Elephant Census (GEC), soit le plus exhaustif et important comptage aérien d’éléphants réalisé depuis plus de 40 ans en Afrique, le nombre d’éléphants au Kenya s’élevait à 25 959 en août 2016. Même avec un baby-boom, il paraît hautement improbable que la population d’éléphants du pays puisse croître de 31%, soit plus de 8 000 individus, en à peine 4 ans. Le rapport précise par ailleurs que la population était « relativement stable ». En outre, la courbe d’évolution en forme de « U » de la population d’éléphants entre 1995 et 2015 ne semble pas refléter l’annonce dithyrambique des autorités kényanes.
L’étude du GEC précise aussi : « Nous avons enregistré des taux de carcasses particulièrement élevés, indiquant potentiellement des niveaux de braconnage élevés, dans la partie nord du parc national de Tsavo Est, au Kenya (taux de carcasses de 52 %) ». Le taux de carcasse est la proportion d’éléphants morts sur le nombre total d’éléphants morts et vivants, il est utilisé comme indice de la mortalité relative des éléphants.
D’après les chiffres de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) repris dans le rapport World Wildlife Crime Report 2020 des Nations Unies, la population d’éléphants au Kenya est passée de 24 669 en 2006 à 22 809 en 2015. Une évolution négative qui semble aller à l’encontre de la version officielle du ministère du tourisme kényan. Toujours d’après le World Wildlife Crime Report, la ville portuaire de Mombasa se place parmi les principales plaques tournantes du trafic mondial d’ivoire.
Le Kenya, comme d’autres pays en Afrique, compte plusieurs réserves transfrontalières. Les plaines herbeuses du Maasaï Mara au Kenya s’étendent vers le Serengeti, au-delà de la frontière, et le parc de Tsavo est lui aussi prolongé par une autre aire protégée en Tanzanie, le parc de Mkomazi. Les éléphants sont des animaux qui parcourent de longues distances, ils n’ont pas de nationalité et se moquent des frontières. Les éléphants comptés un jour au Kenya peuvent être aperçus le jour d’après en Tanzanie, et vice-versa. Par conséquent, cette comptabilité pratiquée à l’échelle d’un pays n’a pas vraiment d’utilité du point de vue de la protection des éléphants, elle sert surtout des intérêts économiques et politiques.
Dans la revue Yale Environment 360, un article publié en 2019 par l’écrivain, réalisateur et photographe sud-africain Adam Weltz relate une toute autre version concernant les relations entre le Kenya et sa faune sauvage. Des milliards de dollars d’investissement pour des projets d’infrastructure – routes, chemins de fer, centrales énergétiques (éolienne, géothermie et autres), lignes à haute tension – sont dédiés au « Kenya Vision 2030 », un plan du gouvernement pour accélérer l’industrialisation du pays. Nombreuses sont les infrastructures construites dans les parcs et les réserves iconiques. Parmi les financeurs, on retrouve la Chine et des organisations internationales finançant le développement dit « durable » (UNEP, Banque Mondiale, USAID, etc.).
Dernière précision concernant le GEC : la Namibie, un autre pays doté d’une industrie touristique importante, a refusé sans raison apparente que les équipes du GEC effectuent un comptage gratuit des éléphants sur son territoire. Preuve que le sujet de la faune sauvage est devenu un enjeu économique et politique et qu’il vaut mieux se méfier des informations présentant un tableau trop idyllique.