Le massacre des rhinocéros pour leur corne fait souvent la une des médias depuis quelques années. Le sensationnel et les images choquantes sont très appréciés des médias et des acteurs de la cause animale pour maximiser l’audience sur les réseaux sociaux, au risque de rester en surface des choses. Il est regrettable que l’intérêt grandissant du public pour le funeste destin de la vie sauvage ne soit pas mis à profit pour faire davantage de pédagogie sur des sujets encore mal connus en France.
Quel est l’impact du rhinocéros sur les milieux naturels, son rôle au sein de la toile du vivant en Afrique ?
Comme les éléphants, les rhinocéros sont considérés comme une espèce « clé de voûte », c’est-à-dire que leur présence et leurs actions impactent de nombreuses autres espèces vivantes au sein d’un écosystème. Le rhinocéros est un paysagiste, il façonne littéralement les milieux naturels. En prenant des bains de boues dans les rares flaques présentes en brousse, il entretient et préserve les points d’eau. Cette boue fertile est ensuite dispersée par le rhinocéros au fur et à mesure de ses déplacements, ce qui a pour conséquence d’enrichir les sols. Près des points d’eau plus importants et permanents, l’action du rhinocéros crée de petites retenues d’eau de faible profondeur où d’autres espèces peuvent s’abreuver sans risquer de rester coincées dans la boue et de servir de repas aux prédateurs.
Le rhino consomme en moyenne 50 kg de végétation par jour et produit plus de 20 kg d’excréments, ce qui enrichit le sol et attire de nombreuses autres espèces, dont les bousiers – des insectes coléoptères coprophages. A partir de la bouse de rhinocéros, ces derniers fabriquent une boule qu’ils déplacent et enterrent plus loin, après y avoir pondu leurs œufs. Quand les œufs éclosent, les larves servent de garde-manger pour de petits carnivores et omnivores comme les mangoustes. Les pintades et d’autres oiseaux grattent aussi le fumier de rhino pour se nourrir d’insectes et de graines non digérées. Les rhinocéros sont infestés par de nombreux parasites, dont des tiques servant de nourriture au pique-bœuf. Des tortues d’eau douce se délectent également des tiques lorsque le méga-herbivore prend un bain.
Un autre rôle méconnu des rhinos : l’entretien des savanes herbeuses. En broutant certaines espèces spécifiques et en maintenant l’herbe à une certaine hauteur, l’action du rhino augmente la diversité des espèces de plantes dans la savane, des espèces attirant d’autres herbivores (zèbres, antilopes, etc.). La « pelouse » ainsi créée par les rhinocéros limite aussi la propagation des incendies de brousse.
Pourquoi mieux connaître le rhinocéros est important
A l’origine, la mission du secteur (trop) peu connu en France que l’on désigne par la « conservation de la nature » consiste à préserver l’intégrité des écosystèmes ; maintenir les interactions entre les espèces ainsi que leur diversité, maintenir les populations d’animaux à un niveau suffisant pour qu’ils puissent assurer leur rôle écologique.
Etant donné la fragmentation de l’habitat et l’éclatement des populations de rhinocéros en Afrique, il est difficile de savoir lesquelles sont encore capables d’assurer leur rôle écologique. D’autant plus que 80 % des rhinocéros restant dans le monde se trouvent en Afrique du Sud, un pays connu pour ses nombreuses fermes à gibier où les animaux sauvages sont élevés comme du bétail pour la chasse et/ou pour l’industrie du safari. Dans bien des cas, les animaux sont concentrés sur de petites surfaces et nourris par l’homme, les points d’eau sont artificiels, les prédateurs absents, etc., autant de facteurs qui limitent drastiquement le rôle du rhinocéros et toutes les interactions entre espèces qui découlent de son action dans l’environnement. Il existe par exemple des fermes où les rhinos sont élevés pour leur corne qui est prélevée à intervalles réguliers puis vendue, un commerce autorisé en Afrique du Sud depuis 2017. L’absence de corne perturbe le comportement de l’animal qui a l’habitude de l’utiliser pour se défendre, creuser le sol pour trouver de l’eau, casser des branches, de leur côté les mâles s’en servent comme symbole de statut ou dans les luttes territoriales.
Dans le monde de la conservation, l’économie semble avoir pris le dessus sur tout le reste. Il ne s’agit pas de chercher à préserver la bonne santé de la communauté du vivant, de toutes les interactions entre espèces garantissant l’équilibre des milieux naturels. Alors que des études scientifiques pointent le développement et la croissance comme incompatibles avec le maintien des territoires sauvages, les acteurs dominants et les puissants lobbys du monde de la conservation – WWF, UICN, WCS, The Nature Conservancy, African Wildlife Foundation, etc. – disent avoir trouvé la solution : intégrer la nature dans l’économie, transformer la nature en marchandise. La nature serait un capital qui devrait être intégré à l’économie pour assurer sa préservation. Concrètement, cette vision utilitariste mène aux extrêmes que l’on connaît aujourd’hui en Afrique du Sud avec le changement de statut de plusieurs dizaines d’animaux sauvages considérés maintenant comme des animaux de ferme. Les rhinocéros noir et blanc font partie de cette liste.
Précisons aussi que la logique actuelle de marchandisation des aires protégées, que ce soit par le tourisme de vision et/ou la chasse, ne peut rivaliser en termes de revenu à l’hectare avec d’autres usages des terres (extraction minière, pétrolière ou gazière, agriculture, construction d’infrastructures, etc.). Donc même sur le plan théorique, c’est une stratégie douteuse. Et en pratique, c’est bien souvent un désastre. L’Ouganda autorise Total à extraire du pétrole dans le parc national des Murchinson Falls, la Namibie a autorisé l’exploration pétrolière dans la zone de conservation transfrontalière du Kavango-Zambèze, le Kenya construit des infrastructures, des centrales géothermiques et éoliennes dans ses réserves, la Tanzanie va lancer la construction d’un méga-barrage dans la réserve de Selous classée au patrimoine mondiale de l’UNESCO, un site où les industries minières, pétrolières et gazières sont déjà implantées, de même qu’une mine d’uranium, etc.
D’autres souhaitent financiariser les « services écosystémiques », un prix serait attribué à chaque espèce fournissant un « service » qui serait valorisé par le système économique, au risque de créer une hiérarchie entre les espèces jugées indispensables en raison des services rendus à l’économie et d’autres considérées comme inutiles. L’exemple de la pollinisation est souvent cité pour les abeilles, le contrôle des inondations ou encore la capacité à retenir l’eau pour les zones humides et les forêts. Avec cette dernière approche, disons-le clairement, le rhinocéros et l’éléphant n’ont aucune chance de persister encore longtemps à l’état sauvage, la mégafaune étant un frein au développement de la civilisation (grands espaces non fragmentés nécessaires, cohabitation difficile voire impossible avec le monde civilisé, etc.).
Si nous voulons préserver des terres sauvages sur cette planète, la priorité devrait être de tenir l’économie à l’écart des sanctuaires pour la grande faune et de protéger la nature pour sa valeur intrinsèque. La civilisation doit mettre un terme à son délire expansionniste pour enfin cesser sa guerre contre la nature. Le monde sauvage a surtout besoin qu’on le laisse en paix pour qu’il puisse commencer à se régénérer. Est-ce si difficile à comprendre ?